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choses sociologiques, et même, assez souvent, des choses morales. De plus, la littérature est une caste, et une caste naturellement assez fermée. Elle aussi, n’a presque aucun contact avec le peuple, et elle l’ignore. Elle ne dirige, et, même organisée, elle ne dirigeait rien du tout.

Mais est-il tant besoin de guides ? Que le peuple se gouverne lui-même. Il se gouvernera bien. Proclamons le principe de la souveraineté populaire. — Et de l’infaillibilité populaire, n’est-ce pas ? C’est en effet une des imaginations ridicules inventées par les légistes. Pour ruiner l’autorité pontificale « ils ont transporté aux nations l’infaillibilité du pape. » Mais c’est un simple expédient de polémique : « Ces deux dogmes n’ont d’existence que par opposition l’un à l’autre. » La souveraineté du peuple ne signifie rien parce que le peuple « n’a jamais le loisir d’être souverain. » C’est toujours quelqu’un qui est souverain à sa place. Laissons de côté ces puérilités. Non, « l’ancien système » n’a pas disparu.

Le XVIIIe siècle n’a donc servi de rien ? — Si bien, mais il a eu un office tout négatif. La philosophie du XVIIIe siècle est « toute critique ». Elle est le « criticisme » même. Elle n’a pas eu tort en cela : « les philosophes du XVIIIe siècle ont dû être critiques, puisque la première chose à faire était de mettre en évidence les inconvéniens du système. » Seulement il faut observer d’abord que ces philosophes destructeurs ont détruit des choses qui étaient déjà plus qu’à moitié détruites. Ils n’ont pas combattu beaucoup le despotisme, le pouvoir temporel devenu énorme, l’abus incroyable du gouvernement personnel, le droit de guerre et de paix appartenant à un homme, c’est-à-dire souvent à une femme ; ils n’ont guère demandé ni une constitution, ni le retour, ce qui eût été quelque chose, à l’ancienne constitution tombée en désuétude. Qu’ont-ils donc fait ? Ils ont combattu le pouvoir spirituel et la féodalité. Ils ont attaqué des places démantelées. Si la jument de Roland avait un défaut qui effaçait toutes ses qualités, les mauvaises institutions que foudroyaient les philosophes du XVIIIe siècle avaient une infortune qui devait faire excuser tous leurs défauts et par laquelle elles revenaient à l’innocence.

Ensuite et surtout il faut observer que si, au XVIIIe siècle, féodalité et pouvoir ecclésiastique sont encore assez vivans pour qu’on les attaque, ont encore assez de poison pour qu’on les veuille tuer, la pire erreur serait, au XIXe siècle, de rester dans le même esprit et de continuer à se battre contre des forteresses qui ne sont plus que des ombres de moulins à vent. Et c’est pourtant ce qu’on fait autour de nous. On se dit libéral parce qu’on répète les anciennes polémiques de Voltaire et de Diderot ; on se croit