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énoncer cette idée. En 1803 dans les Lettres d’un habitant de Genève à ses contemporains, il demande un grand conseil de l’intelligence, composé de douze savans et neuf artistes, pour gouverner les âmes d’Occident ; en 1825, mourant, dans son Nouveau Christianisme, il cherche à instituer la religion de l’avenir. En nous demandant pourquoi il croit à la nécessité d’un nouveau pouvoir spirituel, comment il le conçoit, ce qu’il veut qu’il fasse, c’est l’histoire de toute sa pensée que nous allons faire, ou il ne s’en faudra pas de beaucoup.


II

L’ancien régime vient de s’écrouler. Il était détestable. Il était la déformation et la dégradation du monde du moyen âge. Pour mieux dire il en avait gardé les défauts et n’avait gardé aucune de ses qualités. Le moyen âge en avait qui étaient très grandes. L’unité européenne existait. (Il veut dire uniformité, laquelle encore était toute relative.) Une seule organisation temporelle : la féodalité, une seule organisation spirituelle : la religion chrétienne. Le moyen âge a été une « confédération européenne ». La preuve c’est qu’il a pu tenter et même faire des œuvres communes, des œuvres européennes, ce qui ne s’était pas vu depuis les Romains, et ce qui ne s’est jamais vu aux temps modernes. Les croisades, qui du reste ont eu de grands résultats indirects, encore qu’elles aient manqué leur but, sont par elles-mêmes, par cela seul qu’elles ont pu avoir lieu, le signe d’une cohésion européenne qui ne s’est vue qu’une fois depuis l’antiquité. Quand Voltaire raille les croisades, il est très bien guidé par son instinct. Il y voit le plus grand et le plus frappant effet d’un pouvoir spirituel qu’il déteste, ayant toujours eu je ne sais quel penchant à subordonner les puissances intellectuelles, à commencer par lui-même, aux souverainetés temporelles, aux gouvernemens politiques, ce qui est le contraire de ce qui doit être.

Notez encore que ce gouvernement spirituel était plébéien, progrès immense sur l’antiquité. La religion chrétienne, à remonter à ses origines, « était essentiellement démocratique. » Elle aurait même « conduit la société à l’anarchie si l’on avait voulu l’adapter dans toute sa pureté au système politique. » Déjà au moyen âge elle n’avait plus, sans doute, ce caractère ; elle était devenue le catholicisme, qui a toujours eu des tendances monarchiques. Mais encore, parce qu’on ne perd que très lentement le caractère de ses origines, elle était plébéienne d’une certaine façon. Le pouvoir spirituel n’était pas un plébéianisme, mais il était exercé par des plébéiens. Chose étrange, et qui n’était point mauvaise, que