Ces idées, et même la formule qui les caractérise dans Nietzsche, on peut aussi les retrouver dans les écrits de Wagner. Ce que Nietzsche nous offre de particulier, c’est l’étude qu’il a faite, en s’appuyant sur l’histoire de l’art chez les Grecs, de la vie des mythes qui étaient l’élément dionysien, ainsi que de l’évolution chez eux de l’art apollinien, jusqu’à la fusion des deux élémens, alors parfaite, dans la tragédie eschylienne. Puis, c’est la prédominance rendue par Euripide à l’élément apollinien, suivie bientôt de la décadence absolue, parce qu’on s’éloignait de plus en plus de la vie profonde, de la communion avec l’univers, qui trouve son expression dans les mythes et les chants populaires, et par suite dans la musique. On voit assez les conclusions que pouvait tirer de là Nietzsche pour l’art moderne. Je n’y appuierai donc pas, mais ce que je voudrais dire encore, ce qu’il est nécessaire d’ajouter, — parce que quand on parle de Nietzsche nous avons l’air en France de ne connaître de lui que les aphorismes apocalyptiques de ses dernières œuvres, c’est que ce livre de La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique, en dehors de son intérêt par rapport à la littérature wagnérienne, est une œuvre d’une valeur littéraire des plus hautes. Une science sans pédantisme, et sachant ne retenir que ce qui mérite d’être mis en lumière ; un raisonnement nourri d’idées, une dialectique claire ; voilà quelles en sont les premières qualités. Et ce qu’il faut y admirer encore par-dessus tout, c’est une langue riche et souple, un stylo à la fois ferme et limpide, et coloré à souhait, qu’on ne saurait peut-être mieux qualifier qu’en lui attribuant toutes les qualités que Nietzsche a lui-même déclarées indispensables au style, lorsqu’il disait par exemple : « Ce qu’il faut avant tout, c’est vivre : et le style doit vivre… Le style doit prouver qu’on ne se contente pas de croire à ses pensées, qu’on ne se contente pas de les penser, mais bien qu’on les ressent… Le goût du bon prosateur dans le choix de ses moyens consiste à côtoyer la poésie, mais sans jamais entrer dans la poésie… » Certaines pages de La Tragédie engendrée par l’esprit de la musique, la dernière par exemple, sont parmi les plus belles de la prose allemande.
Mais un livre encore plus beau, et où nous trouvons un plus grand nombre encore de belles pages, c’est Richard Wagner à Bayreuth, paru en 1876. Quelqu’un à qui Richard Wagner à Bayreuth apparaît comme la plus belle œuvre de Nietzsche, m’expliquait un jour que sans doute il en était ainsi parce que Nietzsche a écrit ce livre très peu de temps avant l’époque où apparurent chez lui les prodromes de la folie, — ces maux de tête intolérables qui l’obligèrent à quitter sa situation de professeur, — et