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longtemps habitée est arrivée à l’extrême déclin de ses jours. La saison choisie est celle de l’automne, l’heure est celle de la nuit commençante. Agonie de la lumière, agonie de l’être, le crépuscule, la vieillesse et la mort, c’est de quoi est faite l’atmosphère dont nous nous sentons à mesure enveloppés. Nous sommes préparés à comprendre que les êtres qui vont se mouvoir et prendre forme dans cette ombre soient différens de nous.

Un jeune homme, Jean, a vécu là des années monotones et décolorées. Il a passé de l’enfance à la jeunesse sous la tutelle d’une gardienne rigide et douce. Ç’a été pour lui une existence trop paisible, aux occupations réglées, coupée de rares distractions et de plaisirs dont la fadeur l’a par avance dégoûté du plaisir. Pas d’événemens : l’imprévu soigneusement écarté. Autour de lui rien que de vieilles choses et de vieilles gens. Des souvenirs d’autrefois, du temps vers lequel sont tournés les regards des portraits. Des sentimens fanés comme les étoffes des meubles, des reflets d’émotions disparues, sans plus de consistance que n’en ont les reflets que les glaces renvoient. Des idées figées. Une crainte de tout ce qui est inconnu, et de l’inconnu de l’âme autant que de celui du monde. Une habitude d’être recueilli, replié sur soi et défiant des autres. Solitude et silence du cœur dont s’entendent les battemens, — tels que ceux de l’horloge ancienne marquant les divisions toutes pareilles de la durée inutile et vide.

Une femme de chair apparaissant dans ce cadre n’y serait pas à sa place. Ce qui parle aux sens et qui éveille la convoitise ne mettrait ici qu’une note discordante. Mais au contraire on ne s’étonnerait pas, on trouverait presque naturel de voir entrer par la porte, marcher et vivre telle de ces saintes au visage diaphane qui, dans les verrières déteintes, s’agenouillent et joignent pour la prière leurs longs doigts effilés. Sœur Gudule est l’une d’elles, point une religieuse tout à fait et restée femme, puisque les béguines ne font pas de vœux perpétuels, mais n’ayant gardé de la femme que le charme immatériel. Ses cheveux disparaissent sous l’aile blanche de la cornette, et la robe toute droite cache les formes de son corps. Sa démarche est glissante comme il arrive quand les pas sont habitués aux dalles des églises ; sa voix est sans timbre ; ses yeux d’une eau limpide et profonde regardent de très loin ; et les fleurs dont elle porte une gerbe dans ses bras sont des fleurs sans parfum. On dirait d’une âme qui, s’étant dégagée de la ville mystique, aurait pris cette forme à peine individuelle.

Entre Jean et sœur Gudule un amour peut naître, amour du reclus pour la béguine, fait des aspirations vagues de l’un et de l’attrait indéfinissable de l’autre. C’est un amour sans désirs, tout cérébral, venu de l’attirance du mystère et qui durera juste autant que lui. Jean, dès qu’il a vu la couleur des cheveux de sœur Gudule, cesse d’éprouver