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des chauves-souris, des chouettes, des canards, des pigeons, des gelinottes, des perdrix, des éperviers, des tatous, des martres ou des crapauds. Parmi les pots que M. von den Steinen a rapportés des bords du Kulisehu, il en est un qui représente une tortue et qui est vraiment une œuvre de maître, un modèle de géniale simplification et de l’art de sacrifier l’accessoire à l’essentiel.

Mais s’il est agréable de posséder une batterie de cuisine et des escabeaux qui représentent des figures de bêtes, il est plus agréable encore de devenir soi-même un animal. C’est une science à apprendre. Vivez quelque temps dans la retraite, administrez-vous de grands coups de poing sur le crâne, grattez-vous jusqu’au sang la poitrine et les bras, et, durant quatre mois, jeûnez et veillez. Vous voilà devenu médecin ou, ce qui revient au même, docteur en sorcellerie. Désormais vous comprenez toutes les langues qui se parlent dans les fourrés, dans les buissons, dans l’air et dans les eaux, et il ne tient’ qu’à vous de vous transformer en singe ou en jaguar. C’est à cela que se réduit le catéchisme des Bakaïris, et tels sont les récits qui charment leurs veillées, lorsque, leur journée faite, assemblés sur la place du village, ils s’accroupissent en rond pour fumer leurs longues cigarettes, dont ils avalent la fumée. Les Indiens du Brésil central offrent le singulier phénomène d’un peuple qui vit de l’agriculture et qui a gardé les mœurs, les habitudes, le tour d’esprit et d’imagination d’un chasseur. Pendant que ses femmes ensemencent les champs, son âme habite les bois et les rivières.

Est-il heureux ? On se représente volontiers l’Indien comme un homme grave, sombre, silencieux. Interrogez le docteur allemand, il vous dira que ces hommes graves ont dans tous leurs villages une salle de spectacles, qu’on appelle la maison des {lûtes ; que ces hommes taciturnes répondent aux questions qu’on leur fait et qu’ils en ont souvent à faire ; que ces hommes sombres, qui ne connaissent pas les boissons fermentées, se laissent facilement égayer. Un jour qu’il exprimait aux femmes des Bakaïris le désir d’emporter leurs uluris à Berlin, elles s’empressèrent de les lui offrir en riant à gorge déployée de l’intérêt qu’il témoignait à cette partie de leur toilette intime.

Pourquoi ces sauvages du Brésil central seraient-ils une race mélancolique et morose ? Ils ont pour se distraire les émotions de la chasse et de la vie d’aventures, et le gibier vînt-il à manquer, leurs champs sont là pour assurer leur subsistance. Leurs besoins se réduisent à peu de chose, et ils ont presque toujours de quoi les satisfaire. S’ils n’ont pas d’allumettes, rien ne leur est plus facile que de faire du feu en frottant l’un contre l’autre deux morceaux de bois, et s’il leur faut beaucoup de temps pour abattre un arbre avec leur hache de pierre, ils en sont quittes pour ne pas compter les heures. Leurs