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pieuses corporations de jadis. Certains symptômes sont faits pour encourager ce rêve historique. L’instabilité d’un ordre social dont tant de prophètes prédisent la ruine, la difficulté de le soutenir avec des principes séduisans, mais qui ont fait banqueroute avant même d’être centenaires, qui n’exercent plus de prise sur l’élite intelligente des jeunes générations, ce sont là des conditions encourageantes pour les apôtres d’une idée qui a déjà réorganisé les sociétés une première fois, après la grande liquidation du monde antique.

Deux historiens dont les observations méritent quelque crédit, Taine et Renan, ont étudié notre désorganisation sociale. Un fait les frappe d’abord en province, la prépondérance de l’évêque dans son diocèse, où il se dresse seul avec une force propre au-dessus des faibles institutions civiles qui l’environnent ; et ils rapprochent tous deux le rôle de ce personnage, cent ans après la Révolution, du rôle joué par ses prédécesseurs dans le désordre du monde barbare. — « On s’étonne souvent de la force que possèdent en province le clergé, l’épiscopat. Cela est bien simple ; la Révolution a tout désagrégé ; elle a brisé tous les corps, excepté l’Eglise ; le clergé seul est resté organisé en dehors de l’Etat. Comme les villes, lors de la ruine de l’empire romain, choisirent pour représentant leur évêque, l’évêque sera bientôt, en province, seul debout au milieu d’une société démantelée. » — C’est Renan qui s’exprime ainsi, dans la préface des Questions Contemporaines. Et Taine développe fortement la même pensée, dans le Régime moderne : « Depuis un siècle, la circonscription locale est un cadre extérieur où vivent ensemble des individus juxtaposés, mais non associés : il n’y a plus entre eux de lien intime, durable et fort : de l’ancienne province, il ne reste qu’une population d’habitans, simples particuliers sous des fonctionnaires instables. Seul, l’évêque s’est maintenu intact et debout, dignitaire à vie, conducteur en titre et en fait de beaucoup d’hommes… Dans ce sol provincial où les autres pouvoirs ont perdu leurs racines, non seulement il a gardé toutes les siennes, mais il les a plongées plus avant, il les a étendues plus loin, il a grandi au-delà de toute mesure… » — Que serait-ce si cet évêque était le chef indépendant d’une association libre ?

Je ne m’étendrai pas ici, l’ayant déjà fait à cette place, sur le curieux phénomène de régression qui semble ramener notre démocratie, par un long détour, aux idées, aux formes, aux méthodes d’organisation et de défense que les peuples du moyen âge inventèrent pour s’émanciper de la féodalité. Il n’est pas étonnant que l’Eglise, toujours prompte à régler son action sur les