Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/694

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de l’organisation libre des Églises contre l’ancienne inféodation à l’État. Les incrédules, lorsqu’ils ne sont point entêtés d’un fanatisme à rebours, s’accoutument à regarder la foi religieuse comme une manifestation de la pensée qui doit se produire en liberté, concurremment avec les autres, sans plus de protection ni d’entraves. Les croyans, déshabitués d’implorer un État désormais sourd à leurs besoins, reprennent confiance dans l’initiative individuelle et dans la vertu féconde du principe pour lequel ils combattent[1]. De grandes ambitions s’éveillent au cœur de la jeunesse catholique et surtout du jeune clergé. Ce dernier subit avec impatience sa claustration dans l’ombre silencieuse des sacristies, il veut rentrer dans le siècle, prendre part aux prédications sociales, se prononcer sur toutes les questions qui intéressent les citoyens ; il sait que cette large activité lui sera défendue aussi longtemps-que la surveillance jalouse de l’État le confinera entre les murs du temple. L’exemple de l’Amérique est là, si tentant, obsédant comme un mirage, avec tout ce que l’on raconte de la réussite du catholicisme indépendant au Nouveau Monde ; les imaginations vives se tournent de plus en plus vers cette terre promise de la liberté ; elles oublient facilement l’énorme poids de passé qui pèse sur notre vieille Église nationale et lui interdit les audaces américaines. D’autres imaginations, stimulées par les souvenirs que Léon XIII a fait revivre, se rejettent vers le moyen âge ; elles rêvent de reconquérir et d’organiser notre démocratie sur le patron des

  1. M. R. Pinot observe avec raison que l’Église a déjà devancé sur beaucoup de points la séparation, et qu’elle ne serait pas prise au dépourvu le jour où on la mettrait hors de tutelle. — « Chassée des écoles primaires publiques, où l’État l’avait appelée autrefois à son secours et la maintenait dans la situation de servante, l’Église couvre le pays d’écoles libres qui lui appartiennent. Expulsée de l’assistance publique, elle voit s’augmenter, dans des proportions inouïes, les établissemens hospitaliers entre les mains de ses congrégations. Et, dans tous ces nouveaux organismes, que l’hostilité des pouvoirs la force de créer, l’Église est chez elle, libre et maîtresse de ses actions. Déjà, sur certains points, la séparation de l’Église et de l’État est presque achevée ; sur d’autres, elle est consommée ; et c’est là que l’Église montre le plus de vitalité. Dans les grandes villes, la petite et mesquine maison que l’État avait assignée à l’Église disparaît complètement au milieu des magnifiques constructions qu’elle a édifiées de ses propres deniers. À Paris, à Lyon, à Bordeaux, à Marseille, à Lille, le clergé paroissial, en vivant de ses propres ressources, s’est presque complètement dégagé de la tutelle de l’État. Chez le clergé régulier, l’indépendance, vis-à-vis du pouvoir civil, est complète… Dans l’Église comme dans l’État, les faits ont marché plus vite que les idées. L’Église a déjà évacué en grande partie la maison de l’État, et tout ce qu’il y a de vigoureux chez elle est solidement installé sur le sol. L’Église a goûté les avantages de la liberté ; personne, ni les gouvernans ni les évêques imbus des vieux préjugés ne la feront rentrer au service de l’État… En personne prudente et avisée, l’Église ferait peut-être bien de songer, dès maintenant, à s’organiser derrière le budget des cultes, comme derrière un tarif protecteur, pour se trouver en mesure de vivre et de remplir facilement sa mission, le jour où le tarif serait enlevé. (L’Église et l’Esprit nouveau, passim.)