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métier est encore incertain ou insuffisant, ils en sont, le plus souvent, pour leurs frais de fausse naïveté sans nous faire illusion un instant par la puissance ou la séduction d’une extraordinaire virtuosité.

Au Champ de Mars même, autour de M. James Tissot, on pourrait trouver des exemples de ces tentatives avortées. Il faut faire exception pour le Christ à Gethsémani de M. Dagnan-Bouveret. Ce n’est qu’une figure, plus petite que nature, presque tout enveloppée d’ombre, mais d’une physionomie singulièrement expressive et sous laquelle l’artiste a pu justement écrire les paroles désespérées du Fils de l’Homme : « Mon âme est triste jusqu’à la mort. » M. Dagnan-Bouveret, un des rares peintres qui analysent à fond le visage humain, en cherchant, sous les apparences superficielles, le dessous atavique, moral et intellectuel, a su imprimer à ce visage du Christ, avec sa simplicité et son attention ordinaires, une pitié vraiment profonde et navrée. La facture s’est ressentie de cette émotion, elle est plus ferme et plus vibrante. Le Christ à Gethsémani de M. Tissot, d’une attitude plus tragique dans un décor pittoresque, ne nous donne pas, on doit le reconnaître, une impression si vive ni si pénétrante.

La foule se presse, comme d’habitude, autour de la nouvelle fantaisie pseudo-évangélique de M. Jean Béraud, le Chemin de la Croix. Sur la pente rude du Calvaire, ou plutôt de Montmartre, le Christ traditionnel, celui que nous voyons sur tous les tableaux des stations, dans sa robe rouge, marche péniblement sous la grande croix qu’il porte ; derrière lui gesticulent et vocifèrent quelques juifs en paletots et vestons, avec les plus hideuses trognes qui puissent sortir des bas-fonds de l’usure et du colportage, suivis par d’autres groupes d’Israélites mondains et cossus. Sur le devant, une vieille femme en noir, la Misère, excite un ouvrier en chemise à jeter des pierres au condamné. A droite, agenouillés, levant vers lui les mains, se tiennent, au contraire, tous les souffrans ou tous les innocens qui attendent et appellent le Messie consolateur, le vieillard, le soldat, la mère, la fiancée, l’agonisant soutenu par le prêtre, l’enfant présenté par la sœur de charité. Le sujet est exposé avec clarté, les figures sont exécutées avec exactitude et soin, mais tout cela ne suffit pas à faire d’une scène bourgeoisement mélodramatique une allégorie synthétique, passionnée, émouvante. Le style est trop petit, le dessin trop mince, la couleur trop froide pour que tous ces personnages vulgaires ou répugnans soient transformés en types durables. C’est le Dies iræ joué sur un flageolet. M. Béraud a trop d’esprit pour s’emporter à la violente satire, il est trop Parisien pour ne pas