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I

La série des 423 peintures, aquarelles, dessins, études que M. James Tissot a consacrés à la Vie de N.-S. Jésus-Christ, dans deux salles du Champ de Mars, est dominée par un tableau significatif. C’est le seul que l’artiste ait jugé à propos de peindre à l’huile et de peindre en grand ; c’est, en effet, le frontispice parlant de son œuvre. Deux misérables, homme et femme, vieux, infirmes, dépenaillés, succombant sous le poids de toutes les douleurs humaines, à bout de forces, désespérés, s’abritent, se serrant l’un contre l’autre, parmi des ruines. « Ruines récentes », nous dit l’artiste, qui précise ainsi sa pensée, ruines de la civilisation moderne qui s’est fiée vainement à la science et à la liberté pour la conduire au bonheur et à la justice, et qui se sent périr, dans des convulsions d’envies et de haines, faute d’une foi morale et d’une haute espérance. « Mon Dieu, mon Dieu, » gémissent-ils, dans leurs plaintes. Et le peintre a fait asseoir, près d’eux, souffrant comme eux, meurtri comme eux, doucement, silencieusement, un compagnon, un frère, celui qu’ils appellent, le Dieu ! « Une chaleur se dégage de ce voisinage divin, dit l’artiste, ils se réconfortent, prennent courage en écoutant les voix intérieures. » M. James Tissot a sans doute brossé des morceaux de peinture plus nets et plus clairs ; il n’en a pas exécuté de mieux sentis, ni plus profondément. Lui aussi, il a été pris de cette grande pitié pour les misères incurables de l’humanité qui serait la dernière vertu de notre décadence et pourrait être notre salut si elle devenait suffisamment active et effective ; c’est avec cette grande pitié qu’il est parti pour la Palestine, pour y suivre, pas à pas, dans les sentiers pierreux et sous les pâles oliviers, parmi ces Syriens dont le temps n’a changé ni les types, ni les mœurs, les traces de leur aîné glorieux, de celui qui, le premier, éprouva si ardemment cette salutaire pitié et la sut si puissamment répandre, en la fortifiant d’ineffables espérances et de consolations infinies, que lui-même se put croire et que le monde dut le croire un Dieu.

M. James Tissot a recommencé en peintre le pèlerinage extasié que Renan avait accompli on historien. D’autres l’avaient précédé dans cette voie. Depuis Decamps et Rida, bien des peintres ont reconnu, de temps à autre, dans les Syriens d’aujourd’hui, les patriarches et les prophètes d’autrefois. Quelques bons tableaux ou illustrations, d’une observation curieuse, le plus souvent épisodiques, parfois un peu factices et froids, sont sortis de cette école. Aucun artiste n’avait entrepris, avec une longue résolution,