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Mais pourquoi, dans la plupart des palais, cet abus des colonnades et ces réminiscences du genre Louis XIV ? « Paris en Amérique » fut naguère une satire ; Versailles à Chicago ressemblait presque à une apothéose. Peut-être avions-nous le droit d’en être flattés. On eût souhaité toutefois quelque chose de moins classique et de plus neuf. Les Américains sont depuis longtemps passés maîtres dans la construction des buildings gigantesques. Désespéreraient-ils d’en tirer les motifs puissans d’un art nouveau et personnel ? Les premiers essais ne manquent pourtant pas de caractère, ou tout au moins d’originalité.

À San Francisco, par exemple, où les maisons sont habituellement peu élevées, à cause des tremblemens de terre assez fréquens, se dresse un haut et vaste hôtel, ayant six étages, avec cave et grenier, sans aucune fondation en maçonnerie. L’ossature consiste en une immense cage rectangulaire, dont les côtés sont formés par des poutres de fer, placées à peu de distance les unes des autres, et solidement unies entre elles, de manière à constituer la robuste carcasse d’une sorte de navire terrestre, destiné en effet à osciller sans danger sur le sol où il repose, comme les véritables navires oscillent eux-mêmes sur la mer. Un de mes compagnons de route, partant du principe que le style des édifices doit en désigner l’usage, remarquait que cette lourde bâtisse figurait très bien une énorme malle déposée à terre, excellent emblème architectural pour une maison recevant des voyageurs.

Même dans les cas les plus ordinaires, la fantaisie des architectes du nouveau monde se plaît parfois à employer des procédés qui déconcertent notre routine européenne. Qu’un propriétaire de chez nous veuille exhausser sa maison, il se contente simplement de superposer un étage supplémentaire à ceux qui existent déjà. Le propriétaire américain attaque la difficulté par la base ; il fait scier sa maison au ras du sol, l’élève tout entière à la hauteur voulue, au moyen de madriers et de crics, puis bâtit dessous le rez-de-chaussée. Le Columbus Club, qui subissait cette opération pendant mon séjour à Chicago, était un monument construit primitivement avec quatre étages, en pierres et en briques.

Une exposition dans la patrie d’Edison devait être le triomphe de la lumière électrique. Dès le soir venu, cent vingt mille lampes à incandescence de seize bougies s’allumaient de tous côtés, et cinq mille arcs répandaient leur clarté lunaire sur les palais de « la ville blanche », qui méritait alors plus que jamais son surnom. Cette illumination exigeait une force motrice de vingt mille chevaux. C’est avec passion, presque avec enthousiasme que sont adoptées aux États-Unis les applications de l’électricité, dont la magie satisfait le goût de la nation pour le merveilleux. La