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en vouloir. — La seule chose qui donnai à penser à M. de Bismarck, et encore moins pour lui que pour le roi Humbert, c’est que la France était républicaine et que la révolution, dont Paris est le foyer permanent, franchirait aisément les monts. La seule chose, non. Il n’était pas jusqu’au portefeuille de M. Mancini pour lequel le chancelier ne tremblât. La politique de Depretis, favorable à la France, d’après M. de Bismarck, ne tarderait pas à remporter et alors, il en prévenait Mancini, « toute trace de dualisme disparaîtrait du cabinet ». Autrement dit, Mancini en serait expulsé. De dualisme, il n’y en avait peut-être pas trace auparavant dans le ministère, mais M. de Bismarck l’y créait à son avantage. Depretis marcherait désormais, de crainte d’être supplanté par Mancini, et Mancini, de peur d’être congédié par Depretis.

En même temps, M. de Bismarck affectait une vive sollicitude pour le pape. Il se rappelait, fort à point, qu’il y avait de par le monde un vieillard sans armée, dépouillé de ses États, qui avait été le prince des princes, et il faisait exprimer par M. de Treitschke[1] ses doutes sur la mission historique de la nouvelle Rome. Contrairement à la parole de Victor-Emmanuel : « Rome est assez grande pour deux monarques » ; il pensait que la Rome actuelle n’était plus assez grande pour deux souverainetés, que la souveraineté spirituelle n’était pas, dans Rome italienne, suffisamment indépendante, véritablement souveraine, et il en était tout soucieux, lui qui jamais n’avait osé heurter du fer de sa souveraineté temporelle l’argile de la souveraineté spirituelle et qui se frapperait éternellement la poitrine pour son seul gros péché, le Kulturkampf. Il faisait amende honorable au pied de la chaire de Saint-Pierre, et il reprenait devant l’Europe le rôle, où elle était accoutumée à le voir, de protecteur des faibles.

C’était lui, c’était l’Allemagne, l’Empire auquel il ne manquait que le Saint-Siège pour être redevenu le Saint-Empire romain des nations germaniques, qui donneraient asile au pape banni et persécuté. Et lorsque Léon XIII serait venu, lorsqu’il aurait transporté en Allemagne le pouvoir et les pompes de l’Église, Rome ne serait plus dans Rome : elle serait toute où ils seraient, le Pape et lui, M. de Bismarck[2]… Peut-être Léon XIII n’accepterait-il pas et préférerait-il la réclusion dans le Vatican à l’exil dans une riche abbaye allemande, mais on pouvait toujours risquer une proposition. Ou bien le gouvernement italien ne le saurait pas, et l’on se serait gratuitement acquis un titre à la reconnaissance du Saint-Siège : le bénéfice était certain ; ou bien le gouvernement italien le saurait

  1. Dans les Preussische Iahhrbücher. Chiala, p. 228.
  2. Dès 1871, M. de Bismarck avait fait suggérer au pape Pie IX l’idée de transférer le Saint-Siège à Cologne. Voy. Mémoires du comte de Beust, 11, 482.