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pourrait que la question romaine ne fût pas définitivement résolue et que peut-être, dans un avenir prochain, elle se poserait à nouveau. Lui-même, lassé de la bataille, comblait le Saint-Siège de prévenances : n’était-ce que pour les besoins de sa politique intérieure ? Au moyen de cet épouvantail, M. de Bismarck inquiétait le peuple ; il en avait un autre pour inquiéter le roi. Il donnait à entendre que, selon lui, le sort de la dynastie de Savoie n’était pas assuré. Entre le libéralisme dont étaient malades toutes les races latines et le radicalisme, le socialisme, l’anarchie, les fléaux politiques à marche foudroyante, il ne faisait pas de différence. Il feignait de reculer d’horreur, comme s’il eût vu la terre italienne minée et éventrée par la Révolution. Il la voyait venir, la République, il la voyait tomber du sommet des Alpes : elle fondait en avalanche sur l’Italie qu’elle emplissait de tumulte. Ainsi, le chancelier, qu’on nous pardonne ce tour un peu vulgaire, faisait d’une pierre deux coups… Il ameutait contre la France les nations, en l’accusant de vouloir troubler la paix pour de chimériques revanches, et les monarchies, en l’accusant de faire en tous lieux de la propagande républicaine.

Et, dès lors, la nation craignant qu’on ne lui arrachât sa capitale, la monarchie craignant qu’on ne déchaînât la révolution, il devait gagner sa partie et amener l’Italie où il lui plaisait. Elle y était « conduite », avec l’illusion d’y aller volontairement, par le plus impérieux des maîtres, par la peur. M. de Bismarck, s’il eût, comme d’autres, mis la politique en maximes, eût enseigné probablement que la peur vaut infiniment mieux que l’affection ou la sympathie, parce que l’affection que l’on témoigne aux autres leur profite, à eux, tandis que la peur qu’on leur inspire profite à soi-même. Il savait bien aussi que toutes les nations sont femmes et ne détestent pas d’être rudoyées. Il se gardait, vis-à-vis de l’Italie, de s’amollir en de vaines tendresses. Il faisait remettre au ton par ses journaux les journaux italiens trop dithyrambiques.

Quoi qu’on en voulût dire à Rome, il n’y avait rien de fait ; point d’alliance conclue ; la France avait bien raison de ne pas se préoccuper de tous ces bavardages[1]. Le voyage du roi Humbert, à Vienne ? Simple visite de souverain à souverain. Les bonnes paroles échangées, les toasts à la fin des dîners de gala ? Autant en emporte le vent. Tous les voyages royaux, à Vienne n’empêcheraient pas l’Italie de « conformer sa politique aux exigences de sa sécurité et à ses intérêts économiques ».

De quel côté étaient ces intérêts ? Évidemment du côté de la France. L’Italie, par suite, irait de ce côté. Nul n’avait le droit de lui

  1. Chiala, p. 226. Article de la National Zeitung.