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« Par-delà le tombeau ne vit plus l’inimitié[1] ! » Et dans cette tombe, il couche l’irrédentisme, en rendant hommage aux martyrs. Les morts sacrés, M. Depretis aussi leur rend hommage. C’est pour eux, pour que leur rêve soit accompli, que le roi, M. Mancini et lui-même sont allés à Vienne, il n’y a qu’un mois. Maintenant, que veut-on de plus et de quoi le presse-t-on ? Une politique ferme ; il en a une inébranlable ; aveugle qui ne la voit pas : c’est la paix avec dignité, pace sicura e dignitosa. On lui demande s’il a agi de son plein gré, s’il « est allé » à Vienne ou s’il « y a été conduit ». On se moque ! Il y est allé librement[2].


III

M. Depretis s’abusait. Il avait, bel et bien, été conduit à Vienne, poussé de Rome et tiré de Berlin. Qu’il se sentît libre vis-à-vis de ses compatriotes, qu’il n’eût fait ce qu’ils voulaient que parce qu’il l’avait bien voulu, c’était affaire à sa conscience et il était, à cet égard, mieux renseigné que personne. Mais, du dehors, on l’avait circonvenu par de savantes manœuvres, on l’avait enfermé dans une série de cercles concentriques, qui allait se rétrécissant, et d’où, quelque agile qu’il fût, il ne pouvait guère s’échapper. Le légendaire échiquier politique ressemblait, grâce à M. de Bismarck, à ce jeu d’enfans qui figure un labyrinthe de carton. Au centre est une petite niche, dans laquelle il faut faire venir et tenir les trois billes. Les deux premières s’y logent assez vile, la troisième est souvent de moins bonne composition, mais, avec un léger coup de pouce, on finit toujours par ramener. M. de Bismarck avait le jeu sur ses genoux ; l’Autriche était déjà entrée dans la petite niche du milieu ; il aurait gagné la partie quand l’Italie l’aurait rejointe : c’est dire combien s’appliquait ce grand joueur qui ne savait pas perdre.

Ses mouvemens étaient si réglés qu’il ne paraissait pas bouger. Que la bille s’écartât ou se rapprochât, il y semblait indifférent. Il laissait courir l’Italie dans les détours du labyrinthe, certain qu’il n’y avait d’issue pour elle que le trou où l’Allemagne gardait l’Autriche. Si, par hasard, elle s’éloignait trop, il redressait le jeu, d’une secousse. Car elle ne recevait de lui que des secousses ; ses caresses étaient pour d’autres. L’ambassadeur d’Italie près l’empereur s’en plaignait dans une de ses lettres, « l’altitude du cabinet de Berlin laisse beaucoup à désirer[3]. » M. de Bismarck visait à effrayer son monde. On disait tout près de lui qu’il se

  1. Chiala, p. 214.
  2. Chiala, p. 215.
  3. Chiala, p. 148.