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emmène avec lui l’Italie, qui, dès le départ, s’interroge : Que va-t-elle bien rapporter ?

Voilà M. Depretis et M. Mancini à Vienne. Les voilà revenus. Est-ce qu’ils ne rapporteraient rien ? La presse française l’insinue et elle a tort : elle taquine, elle exaspère la presse italienne, qui se retourne contre le cabinet. Eh bien ! les résultats du voyage à Vienne ? Rien ? On n’a donc rien su en faire sortir ? M. Depretis et M. Mancini ne remuent pas. Ou plutôt M. Depretis continue de sourire aux quatre points cardinaux. Alors commence ce qu’on pourrait appeler la « Passion » de Depretis et de Mancini, s’il n’était pas permis de supposer que les victimes sont, dans une certaine mesure, consentantes ; que ni Depretis ni Mancini ne sont, au fond, fâchés de paraître céder, en se défendant et en soutirant, à l’irrésistible pression de l’opinion publique. Des bancs extrêmes de la Chambre, on les harcèle ; leurs adversaires les tenaillent, leurs propres amis font rougir les fers. On peut presque dire qu’en cela opposition et majorité sont d’accord et que, s’il n’obéit pas tôt ou tard à l’opposition, le ministère perd sa majorité.

Nul cabinet dont M. Crispi ne fait point partie ne saurait ne pas écouter M. Crispi. Or, quel modèle propose-t-il à Mancini ? Ni plus ni moins que la République de Venise[1], laquelle n’a jamais passé pour être très respectueuse du droit. Mais le droit ? politique de sentiment, politique poétique, mauvaise politique. Il n’y a de vivant et de vrai que l’intérêt. Du coup, M. Crispi a atteint son but, s’il voulait surtout une chose : opposer à la politique de Mancini, unanimement jugée incertaine et oscillante, sa politique, à lui, décidée, arrêtée, tranchante ; à la politique du sentiment, « la politique des intérêts ». Il l’incarne, en lui, cette politique nouvelle, après laquelle soupire toute l’Italie blessée ; il s’offre à son pays en la lui offrant, et, comme il est de son caractère de tout outrer, il lui promet, aux applaudissemens de la Chambre, la République de Venise, qui ne se nourrissait pas de « principes », viande creuse, et avait mille et une manières de sauvegarder « les intérêts ». Crispi se lève et se dresse en face de Mancini. Le budget des Affaires étrangères passe difficilement par 147 voix sur 242 votans.

M. Depretis et M. Mancini ne sont pas au bout de leurs peines. Ils en conviennent bien : il faut faire des sacrifices. Fît-on montre de ce que l’on veut, ce ne serait pas assez : il faut prouver ce que l’on vaut[2]. Cette fois, on leur met l’épée dans les reins. Pas de

  1. Chiala, p. 203. Discours de M. Crispi, 8 déc. 1881.
  2. Pour en donner une preuve irrécusable, le ministre de la guerre, le général Ferrero, dépose un projet de loi qui porte les effectifs de 300 000 à 400 000 hommes.