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savait bien d’ailleurs qui le poussait. Elle aussi, le grand tentateur l’avait emmenée sur la montagne et lui avait montré les royaumes à ses pieds ! Au congrès de Berlin, M. de Bismarck, remaniant la carte du monde, lui avait proposé la Tunisie. Elle n’en avait pas voulu, par scrupule de délicatesse. Son plénipotentiaire, le comte Corti, avait vu le piège. Comme M. de Bismarck insistait et vantait l’éclat de la perle : « Vous tenez donc beaucoup, avait répondu le comte Corti, à nous brouiller avec la France ? » Puis, là-dessus, il avait brisé net, et le président du conseil des ministres, M. Cairoli, l’avait approuvé. M. Waddington, au nom de la France, n’avait pas fait les mêmes façons, et voilà ce qu’il en coûtait d’être chevaleresque ! La France était désormais à Tunis ; et qu’est-ce que Tunis ? Carthage. Elle était à Bizerte, posait le pied en Sicile ; son ombre envahissante s’allongeait sur la péninsule. Cette Afrique, province romaine, on l’avait laissée tomber de la main et le voisin l’avait ramassée. Comment douter que ce voisin fût l’ennemi ? Où devait-on chercher des amis, sinon chez les ennemis de l’ennemi ? — Telle est, au point de vue italien, l’histoire de la Triple-Alliance ; ce n’est ni très long, ni très compliqué.

(Ce n’est pas non plus très exact, mais dans ces sortes de sujets la passion a trop de part pour que nous perdions notre temps à vouloir l’établir en détail. La France n’a pas été si coupable, l’Italie n’est pas tout à fait cette victime innocente, offerte au sacrifice : elle n’a pas été expulsée de Tunis ; elle y a été devancée[1]. Ce n’est pas du fond de notre trahison qu’elle a été jetée dans la Triple-Alliance, c’est du haut de son rêve. Mais, peu importe : elle y a été jetée ; l’intéressant pour nous n’est pas de savoir pourquoi, mais comment et jusqu’où. Cette réserve faite en passant, ne troublons plus M. Chiala dans son récit.)

Aux ambitions, aux déceptions toutes modernes de l’Italie, s’ajoutaient les souvenirs, glorieux ou douloureux, de l’antiquité classique. Quiconque représentait au Parlement un collège du Piémont ou de la Calabre parlait comme Caton et les vieux consuls : Censeo et delendum esse Carthaginem. Pas de compte rendu de mandat aux électeurs, pas de toast qui ne finît par une note belliqueuse. Et puisque c’était le ton banal des conversations privées, sur quel ton s’exprimaient les héros authentiques ? Un souffle puissant traversait la mer ; de son rocher de Caprera, Garibaldi relevait et renvoyait le défi : « Ah ! s’il était seulement dans un caisson, à bord du Duilio, quelle leçon il donnerait à quei

  1. Voyez dans les Annales de l’École libre des sciences politiques, livraison de juillet 1893, un important article : les Préliminaires du Traité du Bardo, documens inédits sur les rapports de la France et de l’Italie, de 1878 à 1881.