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tend à se répartir en un nombre de mains toujours plus grand. Le fait pourrait être érigé en loi de l’histoire. La diffusion de la richesse est un phénomène connexe à l’établissement de la démocratie : tous deux ont en somme les mêmes causes, tous deux procèdent l’un de l’autre.

Chez les plus prospères des États modernes, dans la société capitaliste, comme disent ses adversaires, les classes riches ne ressemblent pas à des pics isolés, ou à des montagnes abruptes, dressées au-dessus d’une plaine nue. La richesse forme, comme on l’a dit, une pyramide à large base, — non pas une pyramide à degrés brusquement coupés en échelons successifs, mais une pyramide régulière, à surface unie, dont l’épaisseur augmente du sommet à la base. Les grandes fortunes en représentent la cime aiguë, la pointe dorée, luisante au soleil, qui attire de loin les yeux ; mais le centre de gravité en reste effectivement dans les couches moyennes, pour ne pas dire dans les assises inférieures. Et si, avec le travail de l’humanité, qui jamais ne se lasse, la pyramide symbolique ne cesse de monter, elle croît, heureusement, plus vite en largeur qu’en hauteur.

Socialistes ou antisémites, ils se trompent, les hommes qui nous dépeignent la société comme scindée en deux, par une faille profonde, les riches d’un côté, les pauvres de l’autre. Certes, entre les deux extrémités de la société, entre les classes supérieures arrivées à la richesse ou à l’aisance, et les classes inférieures, jalouses d’y parvenir à leur tour, il y a une défiance réciproque et souvent des griefs, également injustes de part et d’autre. Entre elles, il n’est que trop vrai, la fissure morale s’élargit, creusée par les préjugés économiques et par les sophismes révolutionnaires. Voilà le vrai péril : il est dans la scission des âmes. Si, comme on ose nous le répéter, la société moderne était partagée en capitalistes et en prolétaires, en exploiteurs et en exploités, la société moderne serait irrémissiblement condamnée. Peine perdue, pour elle, d’essayer de se défendre ; elle n’aurait qu’à s’agenouiller devant ses ennemis et à tendre, de bonne grâce, le cou au socialisme. Mais ce qui nous interdit de désespérer d’elle, ce qui, malgré toutes ses défaillances et toutes ses divisions, lui donnera la force de vivre, ce qui fait qu’elle tient encore debout, c’est, précisément, qu’elle n’est point coupée en deux, du haut jusqu’en bas ; c’est que, tout au rebours, les classes intermédiaires y sont les plus nombreuses, et que, loin de disparaître, elles gagnent en force et en nombre. Il est mensonger que les riches deviennent plus riches, et les pauvres plus pauvres. A prendre les faits, à s’en rapporter à la marche de la richesse, — que n’en est-il de même au moral, des âmes et des cœurs ! — le fossé qui sépare