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Autre fait qu’il n’est pas permis d’ignorer : le nombre des déposans aux caisses d’épargne[1]. On compte, aujourd’hui, chez nous, quelque sept millions de livrets de caisses d’épargne, dépassant en moyenne 500 francs chacun. Si l’on songe aux responsabilités qui incomberaient à l’État, en cas de guerre ou de révolution, l’on est plus enclin à s’en épouvanter qu’à s’en féliciter. Or, que prouvent ces trois ou quatre milliards de dépôts, imprudemment attirés dans les caisses publiques par un intérêt trop élevé, sinon qu’il se forme toujours des capitaux par l’épargne ? Et que vous représentent ces millions de déposans ? De petits bourgeois, de petits employés, des serviteurs à gages, des paysans en blouse, des ouvriers en veston, des gens qui vivent, pour la plupart, de leur travail quotidien. Parmi eux, on le sait, beaucoup de femmes du peuple, d’humbles ménagères, des ouvriers de tout âge, beaucoup d’enfans même que l’on dresse à la prévoyance et à la fortifiante vertu de l’économie. Car toute cette plèbe démocratique, urbaine ou rurale, c’est autant de petits capitalistes, d’apprentis capitalistes, si l’on peut ainsi dire, de capitalistes inconsciens. Beaucoup peuvent être socialistes : n’importe ! en remplissant sou à sou leur tirelire, et en en versant le contenu au guichet des caisses d’épargne, tout comme en achetant un quart d’obligation de la Ville ou du Crédit Foncier, ils font du capital, comme M. Jourdain faisait de la prose, sans le savoir.


VI

De quelque côté que nous tournions nos yeux, l’étude des faits nous ramène toujours au même résultat. Nous sommes en droit d’affirmer, avec les statisticiens, que la majeure partie de la fortune mobilière appartient, en France, aux petites gens[2]. Et n’allons pas croire que ce soit là un privilège de cette terre d’élection qui se nomme la République française ; la marche des phénomènes économiques, dans les autres pays de l’Europe et de l’Amérique, est plus ou moins analogue. La concentration des capitaux, pour les grandes affaires, n’arrête pas la dissémination des capitaux, quant à la propriété. D’un bout à l’autre du monde civilisé, jusqu’aux deux pôles du mammonisme, jusqu’en Angleterre, jusqu’aux États-Unis, le capital, sous toutes ses formes,

  1. Il faut bien constater cependant que, depuis quelques années, il y a un ralentissement de l’épargne. Elle semble fléchir sous le poids croissant des charges publiques : la gêne des classes riches ou aisées menace de se répercuter sur les classes populaires. Ce sont là des symptômes dont un gouvernement prévoyant devrait avoir souci. On estimait l’épargne nationale, il y a une douzaine d’années, à environ deux milliards : elle doit être moindre aujourd’hui. (Voyez l’Économiste français du 20 janvier 1894.)
  2. Voyez en particulier M. de Foville, la France économique.