Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/556

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Les grandes compagnies prêteraient à des réflexions analogues. Faut-il examiner la répartition des actions, des obligations surtout, des sociétés anonymes ? Leur diffusion est plus grande encore, peut-être, que celle des rentes sur l’Etat. Les seules compagnies de chemins de fer avaient, il y a peu d’années, plus de vingt millions d’obligations nominatives, réparties entre 660 000 certificats dont la moyenne était de 32 titres, soit un capital d’une quinzaine de mille francs[1]. Prend-on les titres au porteur, (10 millions d’obligations de chemins de fer en 1890) ; ils sont encore disséminés entre un plus grand nombre de mains. Ici c’est un véritable émiettement. Pour certaines obligations du Crédit Foncier, pour les obligations à lots de la Ville de Paris, il ne suffit plus de compter par unités, il faut compter par quarts ou par cinquièmes d’obligation[2]. Et ce qui confirme nos observations précédentes, ce fractionnement va en augmentant, d’année en année, pour les actions et pour les obligations comme pour les rentes. Quand les socialistes ou les antisémites nous content que les grosses fortunes dévorent les petites, quand ils nous montrent « la propriété aux mains d’un nombre de plus en plus restreint de capitalistes voués, nous assurent-ils, à l’expropriation »[3], nous n’avons qu’à les renvoyer au grand-livre et aux registres des grandes compagnies. S’ils prenaient la peine d’y jeter les yeux, ils apprendraient que, à l’encontre de leur thèse favorite, les valeurs et les rentes se divisent et se subdivisent de plus en plus, se répandant en un nombre de mains toujours croissant[4]. En France au moins, c’est un phénomène général, régulier, et je n’en sais pas de plus caractéristique ; d’autant, notez-le bien, qu’il se fonde peu d’affaires nouvelles. A juger par les faits, il faudrait prendre le contre-pied des antisémites et des socialistes. Rentes nationales ou sociétés anonymes, dites que dans la richesse publique, la part des gros capitalistes, la part des grandes et des moyennes fortunes, diminue, tandis que celle des petits porteurs augmente, et vous serez plus près de la vérité.

  1. M. Alf. Neymarck, l’Épargne française et les Compagnies de chemins de fer, Guillaumin, 1890.
  2. Un fait comme exemple : lorsque, en 1888, on a renouvelé les titres au porteur des obligations de la Ville de Paris 1871, on s’est assuré que plus de la moitié des porteurs ne possédaient qu’une obligation entière ou de 1 à 6 quarts d’obligation. (Voyez l’Économiste français, 15 septembre 1888.)
  3. Ainsi textuellement dans la Revue socialiste, avril 1894, p. 408.
  4. Voyez MM. Claudio Jannet et Neymarck, ouvrages cités plus haut. Dans presque toutes les [grandes compagnies, la moyenne des titres, par certificat nominatif, a toujours été en s’abaissant. Et le mouvement de division continue encore ; le fait est aisé à vérifier, chaque lecteur peut s’en convaincre par les rapports annuels des diverses sociétés : ainsi par exemple les rapports du Crédit Foncier et des Compagnies de chemins de fer, de la Banque de France en 1894.