Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/552

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous ! Mais non ; le public se trompe — ou se laisse tromper — sur un ou deux points d’égale importance. Nous nous laissons dire, tous les jours, que les revenus des grosses fortunes, comparés au revenu total du pays, vont sans cesse grossissant. Or, cette affirmation est précisément le contraire de la vérité. La part de la richesse nationale prélevée par les grandes fortunes tend partout à décroître. Cela est très sensible, depuis quelque quinze ou vingt ans, et cela s’explique par des raisons que nous avons déjà signalées. Cette fragile aristocratie d’argent qui, dans la plupart des États, n’a pour rempart ni majorats, ni droit d’aînesse, cette pseudo-féodalité, dépourvue de tout privilège légal, est minée incessamment par des agens de destruction plus nombreux et plus puissans peut-être que ceux qui ont détruit la féodalité guerrière. Le temps, au lieu de la grandir ou de la consolider, le temps l’use, la ronge par la base et par le sommet, par l’avilissement de l’argent et par le renchérissement de la vie. Faut-il le répéter ? alors même que leur fortune semble extérieurement intacte, les classes riches et aisées sont ainsi doublement atteintes ; elles voient leur fortune s’effriter peu à peu dans leurs mains. Moins de revenus à toucher, et plus de dépenses à solder, tel est le bilan de presque tous les ménages qui vivent de leurs revenus.

La gêne gagne, de proche en proche, jusqu’aux familles riches, et le prétendu accaparement des capitaux en est bien innocent. Pour apprécier la situation réelle des fortunes, on ne saurait se fier aux successions taxées par l’enregistrement. Le montant des successions, depuis une quinzaine d’années, représente moins un accroissement réel des capitaux qu’un accroissement de la valeur nominale des capitaux. L’augmentation est le plus souvent fictive ; le changement du taux de capitalisation enfle à l’œil les fortunes, et la hausse de la Bourse donne l’illusion qu’elles grossissent. La preuve en est que, pendant que la richesse semblait en croissance, avec le total des successions, le chiffre des donations entre vifs, c’est-à-dire, pour la plus grande partie, le montant des dots attribuées en mariage restait stationnaire, ou tendait à décroître[1]. Et cela quand il semblait que, au lieu de diminuer, les dots eussent dû grossir pour compenser par l’augmentation du capital la réduction du revenu des capitaux, car on vit des revenus, non du capital. N’est-ce pas là un symptôme grave, dans un pays comme la France, où la tendresse paternelle et la vanité mondaine ont, de tout temps, été d’accord pour forcer les dots ; si bien qu’on ne saurait trouver

  1. Ce fait a été mis plusieurs fois en lumière par l’Économiste français. (Voyez particulièrement le n° du 23 janvier 1892.)