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territoriale, et pays de grande industrie et de grand commerce, où la loi et les mœurs sont d’accord pour favoriser la formation et le maintien des grosses fortunes. Que nous apprennent sur l’Angleterre les registres de l’income-tax et les relevés des droits de succession ? C’est que les millionnaires, tous les richards ensemble, en accordant ce titre, non seulement aux vrais millionnaires anglais, aux millionnaires sterling, mais aux humbles, aux chétifs millionnaires de francs, à tous les hommes possédant un capital de 40 000 livres ou jouissant d’un revenu de 50 000 francs, tous ces riches, gros et petits, ne possèdent ensemble que la onzième ou la douzième partie du revenu national[1]. Si l’on additionnait uniquement les fortunes géantes, celles qui se chiffrent par millions de livres, on trouverait que le total des biens mobiliers et immobiliers des deux aristocraties de naissance et d’argent ne forme peut-être pas la vingtième partie de la fortune britannique.

En Angleterre même, la masse du capital, au lieu de s’agglomérer aux mains des lords ou des princes marchands, est disséminée entre des millions de familles. En Angleterre même, les classes traitées de capitalistes ne possèdent que la moindre partie des capitaux. Ainsi en est-il, à plus forte raison, des pays du continent, de la France en particulier. Les grosses fortunes sont loin de monter chez nous au dixième du capital national. Quant à nos voisins d’Allemagne, on calculait, à une époque récente encore, que, dans le royaume de Prusse, tous les revenus au-dessus de 7500 (sept mille cinq cents francs) — ce qui n’est pas un revenu de nabab — ne formaient ensemble que la onzième ou la douzième partie des revenus du pays entier[2]. Après cela, n’avons-nous pas le droit d’admirer l’ignorance des démagogues, de gauche ou de droite, qui ne cessent de dénoncer, à la crédulité populaire, l’accaparement de la fortune publique par quelques « monopoleurs ? » Et quand cela est faux des ploutocrates en général, par quel miracle serait-ce vrai des juifs qui, si riches qu’on suppose quelques dizaines d’entre eux, ’ne constituent, en somme, qu’une fraction des gros capitalistes ?


V

On voit à quel point le préjugé public est erroné. Encore si c’était, en ces matières, la seule opinion fausse ayant cours parmi

  1. Voyez particulièrement l’ouvrage de Paul Leroy-Beaulieu, la Répartition des richesses. Cf. Claudio Jannet, le Capital, etc., p. 24, et C. de Varigny, les Grandes fortunes, etc.
  2. Ibidem.