Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/550

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

On évalue la fortune privée de la France à plus de 200 milliards, celle de l’Angleterre à 225 milliards, celle de l’Allemagne à 160 milliards, celle de l’Europe entière à plus de 1 000 milliards, celle des États-Unis à 340 ou 350 milliards[1]. Que sont, en face de ces centaines et de ces milliers de milliards, dispersés entre des millions et des millions d’individus, les fortunes d’un Hirsch ou d’un Rothschild, voire d’un Vanderbilt ou d’un Jay Gould, alors même qu’on leur attribuerait, à chacun, un ou deux milliards de francs. Mais de ces fortunes privées d’un milliard, combien on comptez-vous dans le monde ? combien en Europe surtout ? Peut-être pas dix.

D’une manière générale, les grosses fortunes, les fortunes géantes notamment, sont à la fois moins considérables et moins nombreuses qu’on ne l’imagine. Un banquier, un industriel qui possède vingt-cinq millions de francs, soit un million de livres sterling, a-t-il le droit de trôner, à côté des « milliardaires », dans l’empyrée des ploutocrates nimbés d’or ? admettons-le, j’y consens, parmi les élus du paradis de Mammon. Ces millionnaires sterling possédant, chacun, un million de livres, en fortune assise, immeubles ou valeurs, savez-vous combien ils sont aujourd’hui sur le globe ? Un homme qui a fait une étude spéciale de ces délicates questions, M. G. de Varigny, estimait, il y a peu d’années, que, de ces millionnaires sterling, il n’y en avait, dans le monde entier, que sept cents[2]. Mettons qu’il y en ait mille, mettons douze cents, c’est tout au plus ; et sur ce chiffre, l’Angleterre, à elle seule, en compte bien deux ou trois cents. Ce millier de millionnaires sterling, qui devrait former la haute féodalité de l’argent, vous croyez peut-être qu’il se partage les richesses du monde moderne. En fait, pour qui sait compter, pour le statisticien, ils n’en détiennent qu’une part intime.

Prenons la terre par excellence de la ploutocratie, l’aristocratique et marchande Angleterre, pays de grande propriété

  1. M. de Foville, la France économique, 2e édition, pages 523 et suivantes. Cf. Claudio Jannet, le Capital, la Spéculation et la Finance, p. 18, et Fournier de Flaix : A travers l’Allemagne, t. II, chap. VII. Toutes ces estimations des statisticiens ne peuvent naturellement être qu’approximatives. Elles doivent varier avec le taux d’évaluation des capitaux. Il y a deux choses, en effet, qu’il ne faut pas oublier : la première, c’est que la valeur nominale des capitaux a partout considérablement augmenté par suite de l’avilissement de l’argent et de la diminution du taux de l’intérêt ; la seconde, c’est que ces centaines de milliards, et spécialement les fortunes industrielles, commerciales, financières surtout, reposent sur le crédit, sur la confiance publique. Une grande-guerre, une révolution, une crise économique, c’en serait assez pour diminuer toutes ces évaluations du quart ou de moitié.
  2. M. C. de Varigny, les Grandes fortunes en France et en Angleterre, ch. III, Cf. la Revue du 1er mai 1888.