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métamorphose est-elle toujours, pour eux, une déchéance sans compensation ? La plupart de ces petits patrons, obligés de fermer boutique, n’avaient qu’une existence précaire ; beaucoup, en se résignant au rôle d’employé ou de chef de rayon, ont gagné en sécurité ce qu’ils ont perdu en indépendance. Je ne suis pas sûr que les commis des grands magasins aient un sort plus misérable que les petits boutiquiers. La transformation en salarié n’emporte pas forcément une décadence, et beaucoup de ces commis sont associés aux bénéfices de la vente. Je ne vois pas qu’on puisse les assimiler à des serfs, et je ne saurais concéder qu’ils soient retombés dans le prolétariat. Ils ressemblent moins aux ouvriers, aux prolétaires, qu’aux employés de l’État, et à plus d’un égard leur situation me semble préférable à celle des employés de l’Etat. Ils ont souvent plus de liberté réelle, étant exposés à moins de tracasseries. S’ils méritent le nom de serfs, il en est de même de tous les petits fonctionnaires dont la place est convoitée par des milliers de solliciteurs. — Mais laissons les grands magasins et la concentration du commerce ; ce n’est qu’un des côtés de l’évolution économique, et ce n’est qu’un des aspects d’une question plus vaste. Peut-on dire, avec les socialistes et avec les antisémites, que dans la société actuelle les classes moyennes sont en voie de disparaître, que les classes moyennes tendent à « se prolétariser ? » Voilà, encore une fois, la grande question ; elle nous ramène au problème de la distribution des richesses et de la répartition de la propriété. Est-il vrai que notre démocratie française aboutit au même résultat que l’oligarchie britannique après la révolution de 1688 ? Est-il vrai que, dans la France contemporaine, la fortune mobilière passe par les mêmes phases que, dans l’Angleterre du XVIIe et du XVIIIe siècle, la fortune territoriale, alors que, par les actes d’enclosure, par l’appropriation des communaux et par les substitutions, l’aristocratie des grands squires s’emparait de tout le sol des trois royaumes, aux dépens des derniers yeomen[1] ? Est-il prouvé, en un mot, que, sous le régime capitaliste, comme autrefois sous le régime féodal, la propriété tende à se concentrer en quelques mains privilégiées ? que, selon la formule favorite du socialisme, les riches deviennent plus riches et les pauvres deviennent plus pauvres ?

C’est là une question qui n’a rien d’abstrus et rien d’insoluble. Pour la résoudre, il suffit de procéder avec méthode en interrogeant les faits.

  1. Voyez M. Boutmy, le Développement de la Constitution et de la Société politique en Angleterre, IIIe partie p. 226-246. Cf. M. A. Chevrillon, Sidney Smith et la Renaissance des idées libérales en Angleterre au XIXe siècle, p. 94, 95.