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esclavage légal ? Qu’importe, disent les socialistes, que la loi considère l’ouvrier comme un homme libre, si les nécessités économiques le maintiennent dans la dépendance d’un maître ? Soit ; mais l’ouvrier est-il donc, vraiment, dans une dépendance servile ? La société bourgeoise le livre-t-elle sans défense à l’arbitraire du capital dont la faim le contraint à subir les conditions ? Passe encore quand les ouvriers, isolés à dessein par la loi, ne possédaient ni le droit de coalition, ni le droit d’association ; mais ce temps est déjà loin. L’association a mis aux mains des prolétaires une arme qui leur permet de lutter contre le capital. Trades unions et syndicats veillent, avec un soin jaloux, à ce que l’ouvrier ne soit ni serf ni esclave ; et, de fait, ni à Paris ni à Londres, l’ouvrier n’a le cœur ou l’attitude d’un serf.

Elles ont bien changé, depuis quelque vingt ou trente ans, les relations d’ouvrier à patron. Ce qui restait des anciennes mœurs patriarcales tend à disparaître, et cette révolution, qui partout dresse l’ouvrier en face du patron, est une conséquence directe de la concentration industrielle.

Qu’on veuille bien y réfléchir, les ouvriers des grandes manufactures, ces soi-disant serfs de l’industrie capitaliste, ce sont eux qui, par la faculté de faire masse, ont appris aux classes ouvrières à tenir tête au capital. L’ouvrier de nos jours est souvent plus à plaindre dans la petite industrie que dans la grande ; car les travailleurs isolés ont plus de peine à se défendre contre les exigences du patron et contre la tyrannie des exploiteurs. C’est parmi eux surtout que sévit le sweating system[1]. La mobilisation des ouvriers en armées industrielles, enrégimentées par les grandes manufactures, leur a donné la force et la conscience de leur force. Séparés par les cloisons des petits ateliers, ils étaient comme une poussière humaine sans cohésion et sans consistance. L’usine les a réunis, aggloméré en masse compacte ; des travailleurs dispersés, de la main-d’œuvre éparse, elle a fait un bloc solide, cimenté par le sentiment de la solidarité. Les ouvriers ont appris à penser et à vouloir en commun ; ils ont formé un organisme vivant. Ils sont déjà une puissance dans l’Etat. S’ils ne peuvent toujours, à leur gré, faire monter le taux des salaires et baisser le nombre des heures de travail, ils ont forcé les chefs d’industrie à débattre avec eux, patiemment, les conditions du salaire et du travail. Au lieu d’une cause d’asservissement, la concentration industrielle est devenue, pour l’ouvrier, un principe d’émancipation. Grâce à l’usine, ce que n’eussent pas osé rêver ses ancêtres, ce prétendu

  1. Voir les Études sur l’Angleterre, de M. Julien Decrais.