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ne sais s’il nous sera possible de les examiner tous aujourd’hui. Voyons, d’abord, ce que vaut ce rapprochement entre le présent et le passé, entre notre régime industriel et le régime féodal.


II

Elle est déjà ancienne, cette expression de féodalité financière et industrielle. Qu’elle nous vienne de Saint-Simon ou de Proudhon, elle est, à tout le moins, vieille d’un demi-siècle. Il est vrai qu’elle a fait du chemin depuis que Proudhon l’a lancée dans le monde, comme une de ces formules tapageuses dont cet assembleur de paradoxes se plaisait à scandaliser les oreilles bourgeoises[1]. Pour être devenue courante, la formule proudhonienne en est-elle plus juste ? Les nations modernes ont-elles, déjà, vraiment, enfanté une féodalité nouvelle ? ou n’est-ce là qu’une vague et vide métaphore ? Oui et non, selon les points de vue. Il est permis de découvrir des ressemblances plus ou moins ingénieuses entre la grande industrie moderne ou la haute banque contemporaine et la féodalité ancienne. Je n’oserais dire que ce soit là pur jeu d’esprit ; encore, l’industrie se prête-t-elle plus à pareil rapprochement que la finance. Des mines, des filatures, des hauts fourneaux, qui comptent des centaines et des milliers d’ouvriers, forment, si l’on veut, une sorte de fief bourgeois, — à la condition, bien entendu, de ne pas trop presser le sens des termes. Prétend-on retrouver, dans la société contemporaine, l’équivalent des comtés, des duchés d’autrefois, ce ne peut être ; ailleurs. Les chefs d’industrie, les grands manufacturiers ont beaucoup plus de ressemblance avec les barons du moyen âge que les gentilshommes de vieille race qui n’ont gardé, de leurs ancêtres plus ou moins authentiques, que des titres vides, vains souvenirs de choses mortes. Si quelque chose, dans notre société, correspond aux seigneurs, aux Herren, aux Ricos Hombres des époques féodales, c’est assurément le grand fabricant, le manufacturier qui, dans l’enceinte de ses usines, exerce sur des centaines d’hommes un pouvoir réel. Ils ont beau, ces grands industriels aux noms roturiers, ne pas avoir toujours conscience de leur rôle historique (Saint-Simon et les saint-simoniens avaient en vain essayé de la leur donner), ils sont, à bien prendre, la vraie noblesse,

  1. Voyez notamment la préface de la 3e édition du Manuel du spéculateur à la Bourse (décembre 1856). Proudhon y signalait la naissance d’une féodalité industrielle, sortie de « l’anarchie industrielle » et devant aboutir à une concentration plus puissante, à ce qu’il appelait « l’empire industriel », en attendant « la république industrielle ».