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peine à se constituer en aristocratie durable, à se cristalliser en caste héréditaire, assise sur une base solide. Elle est, pour cela trop changeante, trop fluide. Elle n’offre pas, comme la terre, de support stable, de roc élevé sur lequel bâtir un massif donjon qui défie les siècles. C’est comme une glaise glissante sur laquelle il est malaisé de rien édifier de permanent. — Deux choses, en outre, caractérisent la richesse mobilière et lui donnent sur la propriété foncière un double avantage : son extensibilité et sa divisibilité. Elle est extensible, et elle est divisible, à l’infini, — si bien que, avec les progrès de la civilisation et de la richesse, chaque famille peut espérer en avoir sa part, et une part croissante. A l’inverse de la propriété territoriale, on peut la fractionner, la hacher en parcelles intimes (ce que font les sociétés par actions) sans en entraver la productivité.

Ici l’on nous arrête. — Assez raisonner ! nous crient socialistes et « sociologues » de gauche et de droite. Tout cela peut être vrai en théorie ; tout cela même peut sembler vrai en fait, si l’on envisage le cours de l’histoire ; mais ce qui nous touche, c’est ce qui se passe sous nos yeux, ce dont nous sommes témoins, chaque jour, autour de nous, en France, en Allemagne, en Angleterre, en Europe, en Amérique. Or, que voyons-nous, depuis cinquante ans, depuis vingt-cinq ans surtout ? Contrairement aux prédictions des économistes, le capital, au lieu de se répandre en tous sens, tend, presque partout, à s’agglomérer en un nombre de mains de plus en plus restreint. Au lieu de la diffusion de la richesse annoncée par la théorie, nous assistons à une concentration croissante de la richesse. Et ainsi surgit de nos démocraties, vainement émancipées des privilèges féodaux, une féodalité nouvelle, non moins puissante que l’ancienne et peut-être plus oppressive, parce que, à l’inverse des seigneurs du passé et des chevaliers bardés de fer, les seigneurs de l’usine et les hauts barons de la finance ne connaissent d’autre loi que l’amour du lucre, ne songeant qu’à exploiter les serfs de la fabrique et à rançonner le bourgeois des villes ou le manant des campagnes. A l’opposé de la féodalité issue de l’épée, cette féodalité du comptoir ou de la Bourse n’achète la jouissance de ses richesses d’aucun service social ; elle s’arroge des droits, sans se reconnaître de devoirs. Mieux valait encore l’aristocratie territoriale. Car la fortune mobilière, au regard de la fortune territoriale, a ce désavantage, pour la société, qu’en volatilisant la richesse, en la rendant en quelque sorte immatérielle, elle l’affranchit, vis-à-vis du peuple et vis-à-vis de la patrie, des charges qui lui incombaient, aux époques où la richesse faisait corps avec le sol. Le joug de la