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peu s’en faut, sont une épreuve toujours périlleuse. M. Casimir-Perier l’a tentée. Quelles armes a-t-il employées pour obtenir le succès ? Toujours les mêmes : un dédain absolu pour les petites combinaisons arrêtées d’avance dans la pénombre parlementaire, de la netteté, de la fermeté, de la loyauté, une manière directe et un peu brusque d’aborder et de traiter la question en cause, enfin un langage énergique et simple dont l’ascendant ne s’est pas affaibli et a toujours été grandissant sur la Chambre. Ce sont là des qualités rares. D’autres orateurs ont plus d’ampleur et de souplesse que M. Casimir-Perier ; mais il y a longtemps qu’on n’avait pas entendu une parole plus efficace que la sienne. Cela vient de ce que, derrière l’aisance et la précision de la diction, on sent une volonté, et on en avait si fort perdu l’habitude qu’on se laisse prendre à cette nouveauté. M. Casimir-Perier peut se tromper, cela arrive à tout le monde ; mais il sait où il va, et ce n’est pas sur un détail de conduite qu’il faut le juger, c’est sur l’orientation générale d’une politique dont les tendances ont une clarté parfaite. « C’est la guerre ! » se sont écriés tous les organes socialistes dès le lendemain de la séance du 8 mai. « Pour triompher, dit l’un d’eux, il faut oser : nous oserons ! » Ils auraient osé bien davantage, et avec un mérite moindre, s’ils l’avaient emporté au Palais-Bourbon. Le seul art de M. Casimir-Perier, en revendiquant très haut sa propre responsabilité, a été d’évoquer aussi celle de la Chambre devant l’opinion. — Voulez-vous, a-t-il dit en substance, déclarer innocens, mettre au-dessus du droit commun et encourager les députés qui se font des grèves et de l’agitation une carrière d’où vous supprimerez tout danger ? Le gouvernement ne le veut pas, et le pays ne le veut pas davantage. Vous jugerez entre le gouvernement et la commission, mais le pays jugera entre le gouvernement et vous.

Certes, si M. Casimir-Perier avait été renversé sur la question ainsi posée, il serait tombé sur un excellent terrain ; mais il reste debout, et son succès doit lui inspirer d’autant plus de confiance qu’il l’a obtenu de haute lutte et qu’il a mis vraiment la majorité à l’épreuve. S’il a voulu savoir jusqu’à quel point il pouvait compter sur elle, il le sait aujourd’hui. La majorité du 8 mai est la vraie majorité de gouvernement. Les élémens hostiles et douteux s’en sont dégagés ou se sont abstenus. Elle comprend une trentaine de membres de la droite, pris naturellement parmi les plus sensés ; mais, si même on en fait abstraction, la majorité républicaine subsiste. Au surplus, ces classifications sont toujours assez arbitraires. Les députés de la droite ont reçu le même mandat que ceux de la gauche ; ils ont la même existence parlementaire ; et il nous est de plus en plus difficile de comprendre, à mesure que nous les pratiquons davantage, pourquoi, au dépouillement du scrutin, on attacherait moins d’importance à M. Cochin ou à M. Balsan qu’à M. Thivrier ou à M. Chauvin.