Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/473

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

complète inintelligence de tout ce qui n’est pas français, l’absence de toute foi et de toute conviction, même en matière d’art, voilà tout ce que j’ai trouvé, de quelque côté que je me sois adressé. Les meilleurs d’entre eux sentent cela eux-mêmes ; mais ils se bornent à gémir et à murmurer. Nulle critique : une basse flagornerie pour tout et pour tous. Chacun reste assis dans son coin, travaille dans son petit genre, et encense son voisin pour en être encensé. Au milieu de ce petit tumulte, résonnent, par instans, les voix défraîchies de Hugo, de Lamartine et de George Sand. Balzac est en train de devenir une idole : l’école nouvelle des réalistes se prosterne devant lui, comme elle se prosterne aussi devant l’Accidentel, qu’elle prend pour le Réel et le Vrai. »


On pourra trouver bien sévère ce premier jugement de Tourguenef sur nos écrivains. Mais il ne faut pas oublier que c’est là un premier jugement, et que la différence était trop grande entre les mœurs littéraires de Moscou et celles de Paris pour qu’un auteur russe pût passer des unes aux autres sans un peu de surprise. Il ne faut pas oublier non plus que Tourguenef s’adressait à de fougueux slavophiles, qui ne lui auraient point pardonné une sympathie trop avouée pour les choses de l’Occident.

Ces quelques lignes sur Paris sont, d’ailleurs, les seules où il se soit départi de son indulgence ordinaire. Elles prouvent combien, sous son apparence de cosmopolite, le caractère slave était resté fort et tenace en lui. C’est, je crois, de tous les caractères, celui qui résiste le plus aux influences du dehors. J’ai connu des Anglais qui, à force de vivre éloignés de leur pays, avaient cessé d’être Anglais ; mais à travers toutes les éducations, sous tous les cieux, les Slaves conservent intact le tempérament de leur race. Les mots, les idées, la vie, n’ont point pour eux la même signification que pour nous.

Et je ne serais point surpris que Tourguenef eût gardé jusqu’au bout cette façon sévère de juger notre esprit français. L’éducation profondément russe qu’il avait reçue s’était jointe encore à son instinct naturel pour faire de lui, à jamais, l’opposé d’un cosmopolite. Élevé au gymnase, puis à l’Université de Moscou, il y avait été accoutumé à considérer la Russie comme un monde séparé du reste du monde, un monde supérieur, et qui avait seul l’avenir pour lui. Il y avait été accoutumé aussi à regarder comme le premier devoir de tout écrivain de contribuer à la gloire et au bonheur de la patrie ; de sorte que toujours ensuite il a vu dans la littérature, non pas un simple jeu artistique, mais un moyen d’action politique et morale. Et puis il avait été nourri, par ses maîtres, de cette philosophie allemande de Schelling et de Hegel qui n’avait point manqué de lui donner, pour la vie, le goût des idées générales et des vastes systèmes. Comment aurait-il pu, ainsi préparé, juger avec plus d’indulgence des mœurs et des habitudes