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Le 7 août 1854, Tourguenef annonce à son ami qu’il a reçu une traduction française des Mémoires d’un chasseur. Cette traduction se vend-elle encore? Je ne saurais le dire, mais ce serait grand dommage qu’on ne la trouvât plus. Je n’en connais pas de plus extraordinaire. Le traducteur ne nomme pas même, sur le titre du livre, l’auteur qu’il traduit. Et je ne m’étonne pas que Tourguenef, se voyant traité de la sorte, en ait été d’abord un peu épouvanté. « Le diable sait, dit-il, ce que ce M. Ch... a fait de mon livre ! Il a ajouté des pages entières, il en a coupé d’autres, il a tout changé. A un endroit, par exemple, je dis : Je me suis enfui. Eh bien, savez-vous comment cela est traduit dans le livre français? Écoutez : Je m’enfuis d’une course folle, effarée, échevelée, comme si j’eusse eu à mes trousses toute une légion de couleuvres commandées par des sorcières. Et tout est dans ce genre. »

Le 3 août 1855, Tourguenef promet à Aksakof de lui soumettre bientôt le manuscrit de son nouveau roman, Dimitri Roudine : « Dieu sait ce que vous allez en penser ! Aucun de mes livres ne m’a encore donné tant de peine et de souci. Et je suis loin d’avoir terminé ! Mais je me dis que, puisque nos pères les Pouchkine et les Gogol, se sont fatigués à refaire dix fois leurs ouvrages, c’est donc une loi divine pour nous autres, les petits, de les imiter. Trop souvent il m’est arrivé de vouloir rédiger à la hâte ce que j’avais en tête; et il en est résulté une œuvre manquée; mais désormais je me suis juré de ne plus recommencer ! »

Enfin, dans les derniers mois de 1856, voici Tourguenef échappé de Russie. Il demeure à Paris, 206, rue de Rivoli. Et il dit bien qu’il s’y ennuie, mais on sent que déjà il projette de s’y installer tout à fait. « J’ai l’intention, dit-il, de faire ici la connaissance des écrivains français. Non pas que j’aie pour aucun d’eux une vive sympathie, ni que j’attende aucun profit de leur connaissance. Non, c’est pure curiosité, ou peut-être encore désir de m’instruire. Je vais essayer de voir beaucoup de choses et de gens, et de les bien voir, sans parti i)ris et sans prévention. »

Deux mois plus tard, en janvier 1857, Tourguenef est déjà devenu à moitié Parisien.» Mon cher et bon Serge Timofeévitch, écrit-il à Aksakof, ne mettez pas mon long silence sur le compte de la vie que je mène ici. Ce n’est pas le tourbillon de la vie parisienne qui m’a empêché de vous répondre plus tôt, mais simplement ma paresse. Paris, avec tout son éclat, peut bien faire tourner la tête à un jeune homme, ou encore à un vieillard ; mais je ne suis pas un vieillard, bien qu’il y ait Dieu sait combien d’années que je ne suis plus un jeune homme. Comme je vous l’avais annoncé, je me suis lié avec un grand nombre des écrivains d’ici, — non pas avec les vieilles gloires, il n’y a rien à en tirer, — mais avec les jeunes, ceux qui vont de l’avant. Je dois vous avouer que tout cela est assez petit, prosaïque, vide et sans talent. Une agitation stérile, une