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car ce sont de vraies lettres, la plupart très courtes, et écrites manifestement sans la moindre prétention littéraire. Mais Tourguenef y parle de lui-même avec tant de franchise, et de ses amis avec tant d’amitié, il est si simple, si cordial, si désintéressé, que tous ceux qui admirent son génie trouveraient dans ces lettres à l’admirer davantage.

Serge Aksakof était, comme Tourguenef, tout ensemble un chasseur et un écrivain[1]. Il écrivait des romans, des études critiques, des souvenirs, il dirigeait une revue ; et, dans les intervalles de ses travaux littéraires, il chassait. Il aimait aussi la pêche ; c’était un premier point sur lequel il ne se rencontrait pas avec Tourguenef. Un autre point les séparait, l’opposition de leurs vues sur la destinée de la Russie. Aksakof était un ardent slavophile, ennemi de toute introduction en Russie de mœurs et d’idées de notre Occident. Tourguenef, au contraire, avait toujours aimé l’Occident, et toujours avait rêvé pour son pays une constitution libérale dans le genre des nôtres. Mais, pour ne point penser de la même façon, Tourguenef et Aksakof n’en étaient pas moins d’excellens amis. A chaque page de sa correspondance Tourguenef donne de nouveaux témoignages de son respect pour l’expérience, littéraire et cynégétique, de son correspondant. Il n’écrit pas un conte qu’il ne lui soumette, et il ne fait pas une battue dont il ne lui détaille le produit. Car ce n’est point par fantaisie d’homme de lettres qu’il a intitulé son premier livre: les Mémoires d’un chasseur ; durant tout son séjour en Russie il a été un vrai chasseur, plus préoccupé de ses fusils et de ses chiens que du succès de ses livres.

Le succès de ses livres, d’ailleurs, ne paraît pas, à cette époque, l’avoir préoccupé beaucoup. Mais ses lettres nous font voir avec quel soin, quelle patience, quel acharnement, il mettait au point chacun de ses ouvrages. Je comprends qu’il se soit attaché à Flaubert dès qu’il l’a connu : tous deux entendaient de la même façon le travail littéraire. Il y a, dans les lettres à Aksakof, des titres de romans en préparation qui reviennent pendant des années; tantôt Tourguenef annonce qu’il est tout près de la fin, tantôt il se plaint d’avoir tout à refaire.

Je ne puis songer, malheureusement, à traduire en entier aucune de ces lettres. Elles sont trop remplies de détails personnels ; traduites séparément, elles risqueraient d’ennuyer. En voici du moins quelques passages, choisis çà et là, et qui se rapportent plus spécialement à des questions littéraires.

La plupart des lettres de 1852 et de 1853 sont écrites de la terre de Spaskoïe, dans le gouvernement d’Orel. C’était le domaine de Tourguenef, et celui-ci y demeurait par force, y ayant été relégué en 1852, après

  1. M. Dolaveau a publié, dans la Revue des Deux Mondes, le 15 juin 1857, un grand article sur Aksakof et sa famille.