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après la mort de Tourguenef, de soi-disant conversations qu’il aurait eues avec lui ! Mémorable exemple de l’importance des ouï-dire de ouï-dire dans la littérature ! Car ce n’est pas seulement sur la mémoire de Tourguenef, c’est aussi sur ses romans et ses contes qu’est retombé le poids de ces révélations posthumes plus ou moins fantaisistes. Scandalisés d’apprendre qu’il ne les avait pas admirés aussi profondément qu’ils l’avaient supposé, ses amis ont fait le silence autour de son nom. Et le public s’est éloigné de lui, et ceux mêmes qui le lisent encore gardent à son endroit une invincible méfiance. Ce Slave qui a passé sa vie à se moquer de ses amis, rien ne prouve qu’il ne l’ait point passée, pareillement, à se moquer de ses lecteurs !

Toujours est-il que, dans la récente distribution de gloire qui s’est faite chez nous aux grands écrivains de sa race, Tourguenef, à peu près seul, semble avoir perdu ce que les autres gagnaient. Et cependant, c’était l’un des plus grands. Et nous avions de son œuvre des traductions excellentes, écrites, pour la plupart, sous sa direction. Et son œuvre elle-même semblait (faite pour nous. De toutes celles des écrivains russes, elle était à la fois la plus russe et la plus française : car on eût dit que Tourguenef voyait mieux sa patrie à mesure qu’il s’accoutumait davantage à la voir de loin ; et à mesure qu’il la voyait mieux, il mettait plus de clarté, plus de précision, plus d’élégance à nous la décrire. Aucun de ses compatriotes n’a créé des types aussi essentiellement russes ; aucun non plus ne s’est autant rapproché, pour la composition et le style, du vieil idéal classique de l’esprit français. Et avec tout cela, personne, ou à peu près, ne s’avise plus présentement, de le lire.

Ses compatriotes, heureusement, lui sont restés plus fidèles. Ils ne se fatiguent point de le lire et de l’admirer. Mais on dirait qu’eux aussi, tout en l’admirant, se déshabituent de l’aimer. Voici qu’ils parlent de lui, dans leurs journaux et leurs revues, avec un mélange de respect et de sévérité. Ils ne lui reprochent plus, comme jadis, d’être un occidental et de mépriser son pays : ils voient trop combien toute sa vie il est resté Russe, passionnément attaché à sa terre natale, n’ayant de sympathie et de sollicitude que pour les destinées de sa race. Mais ils lui reprochent d’avoir été égoïste, vaniteux, d’avoir eu ainsi mille petits travers d’homme de lettres qui ne doivent pas être plus rares, pourtant, à Saint-Pétersbourg qu’à Paris. Peut-être eux-mêmes ne savent-ils pas, au fond, ce qu’ils |ont à lui reprocher. Mais il est incontestable que Tourguenef a depuis quelque temps en Russie ce que nous appelons une mauvaise presse; et je crois bien qu’en Russie comme chez nous, c’est à des souvenirs d’amis, à des médisances de confrères, à toute sorte d’indiscrétions posthumes, qu’il doit d’être jugé avec tant de rigueur.