Page:Revue des Deux Mondes - 1894 - tome 123.djvu/464

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fait accueil à ces expédiens qui constituent comme le fonds de réserve de notre théâtre ; intrigue matrimoniale, intrigue policière, vieux cadres, vieux moules, uniformes toujours prêts, qui s’imposent comme d’eux-mêmes à la pensée de l’écrivain, lia laissé venir à lui tous ces personnages de théâtre, êtres de raison dénués d’individualité précise, pures jeunes filles, jeunes hommes distingués, ouvriers qui prennent contre les conseillers de désordre le parti de leur patron, et ce patron enfin, l’homme juste et loyal, bon époux et bon père, digne par ses vertus de figurer parmi les ingénieurs du Gymnase, et tel qu’ils sont quand ils sortent de l’École polytechnique avec un bon numéro...

Jusqu’ici nous avons fait à M. Lavedan la part belle. Nous avons accepté sa thèse. Nous avons semblé l’admettre et semblé croire que les gentilshommes n’ont aujourd’hui rien d’autre à faire qu’à changer de nom et prendre du travail dans les ateliers. Nous pouvons maintenant discuter cette thèse et chercher quelle est la portée de ce conseil. M. Lavedan le déclare nettement : « C’est l’avenir de l’aristocratie. » Et l’avenir consisterait donc pour) les nobles à se faire bourgeois... J’entends assez bien ce qu’ils trouveraient à répondre: « Vous êtes, monsieur, un homme tout à fait aimable. Et il faut d’abord que nous vous rendions grâce pour cette sollicitude que vous nous témoignez. Vous vous êtes beaucoup occupé de nous. Arrivant très jeune à la vie littéraire et jetant sur la société moderne votre clair regard d’observateur, il vous a semblé que la-grande question qui se pose à notre époque est celle des destinées de la noblesse. Cela est flatteur pour nous, et nous venge des dédains de tant d’autres qui affectent de nous tenir pour quantité négligeable. Vous faites mieux. Vous nous ouvrez les rangs de votre bourgeoisie. Vous consentez à nous y admettre. Vous êtes accueillant. Même vous nous offrez une place dans vos maisons de commerce et un emploi dans vos fabriques. Vous nous invitez à participer à vos bénéfices. Vous nous exhortez à gagner de l’argent. « Enrichissez-vous, » disait un ministre qui était des vôtres. C’est l’idéal que vous nous proposez. Et l’important est sans doute d’avoir an idéal... Permettez-nous cependant de réfléchir et de peser les avantages que vous nous offrez. Etes-vous bien sûr d’abord que nous ayons aussi complètement perdu toute espèce de prestige ? S’il en est ainsi, comment se fait-il qu’on voie encore, à la date d’aujourd’hui, tant de bonshommes Poirier donner leur fille avec la forte somme à Gaston de Presles ? Et pourquoi est-ce qu’on rencontre dans votre littérature tant de ducs et de marquis, et non seulement dans le théâtre de M. Dumas ou dans les drames de M. Ohnet, mais dans les pièces les plus récentes et dans des romans qui ne sont pas tous des romans-feuilletons? Etes-vous sûr que cette bourgeoisie, que vous avez bien raison de défendre puisque vous en êtes, soit tout à fait à l’abri des reproches que vous nous adressez ? Les oisifs, dont certes il n’y a que trop dans notre