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Je n’insiste pas sur cette bizarrerie. J’admets qu’on ne pouvait l’éviter. Il eût été possible au cours d’ un roman de nous faire un tableau de la société telle qu’on peut l’imaginer dans un avenir prochain, modifiée par le progrès des idées et le changement des mœurs. Au théâtre le spectacle de cette société en préparation nous eût sans cesse déconcertés. Ceci est beaucoup plus grave. M. Lavedan ne s’est pas contenté d’indiquer, comme avait fait Sedaine, sans s’y attarder et sans appuyer, la situation d’un homme qui a changé de nom et s’est éloigné de sa famille. Il a appuyé, au contraire, de toutes ses forces et de tout son poids. Il a développé cette situation. Il en a tiré consciencieusement les effets qu’elle comportait. Il en a étalé le contenu. Ce qu’elle contenait, hélas! c’était un mélodrame à la fois invraisemblable et vulgaire. Dès le premier acte, à certaine réplique, nous soupçonnons que M. Roche pourrait bien n’être pas celui qu’on pense, et qu’il y a dans cette famille un mystère. Comment le mystère a-t-il pu s’établir et s’épaissir autour d’un homme aussi en vue qu’est le «Roi du pétrole» et dans un temps où les registres de l’état civil sont assez soigneusement tenus ? On ne nous le dit pas. A partir de l’acte suivant, le mystère s’éclaircit; on nous révèle le secret de M. Roche; on nous le révélera plus d’une fois ; et à vrai dire on ne fera plus guère qu’y initier successivement les différentes personnes du drame.

C’est d’abord une certaine Mme Durieu, de son vrai nom princesse d’Aurec, à qui on apprend que son fils, qu’elle croyait mort, est vivant. Puis c’est aux ouvriers et encore c’est au marquis de Touringe qu’il faut apprendre l’identité de M. Roche. Ce jeu des pseudonymes devient l’occupation principale de tout ce monde. On se reconnaît. On se retrouve. Et en se retrouvant on ne manque pas de céder à une légitime émotion. Le fils tombe dans les bras de sa mère. Tous les dramatistes de ces derniers temps semblaient s’être ligués contre cette convention surannée de la «. voix du sang » . L’auteur des Deux Noblesses n’a pas craint de rouvrir cette source de pathétique. — L’instrument de toutes ces reconnaissances, c’est Moret, le méchant Moret, Moret le Traître. Celui-là est véritablement le produit direct, issu de la combinaison théâtrale dont s’est avisé M. Lavedan. Et il est bâti sur le modèle de tous ses confrères en traîtrise. Cet ancien agent de notre police devenu l’employé de confiance de M. Roche, dont il a surpris le secret, c’est justement le personnage ténébreux et qui opère dans l’ombre, l’homme qui sait tout, mélange de Rodin et d’Homodei. A la fin d’ailleurs sa méchanceté est punie, et, quand il se retire, honni de tous, tête basse et piteux, instinctivement nous attendons le trémolo à l’orchestre. Sans doute le mélodrame n’est en soi rien de méprisable. Il ne faudrait pourtant pas aller jusqu’à croire qu’il ait partout sa place. Il ne l’a surtout pas dans une comédie de mœurs et dans une pièce à thèse sociale. Si nous relevons ces invraisemblances, ces aventures