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d’Aurec et Touringe, cette double lignée d’aristocrates se fondra dans l’unité roturière d’un ménage bourgeois. Et ce sera bien fait...

Donc M. Lavedan nous donne sa pièce nouvelle pour une « suite » de la précédente. On sait ce que valent ordinairement ces pièces qui font suite. En annonçant après le Menteur la Suite du Menteur, ou, si l’on veut, après le Mariage de Figaro la Mère coupable l’auteur des Deux Noblesses faisait preuve non point, comme on le lui a reproché sans raison, de quelque suffisance, mais plutôt de modestie et de défiance à l’égard de son œuvre. Au surplus on aperçoit aisément le motif qui l’a déterminé à reprendre des personnages déjà connus. Il évitait ainsi la nécessité où il aurait été sans cela de se livrer à des présentations nouvelles. C’était un avantage... Faible avantage, si on le compare aux inconvéniens qui ont résulté pour M. Lavedan du choix de sa donnée première, et de cette fâcheuse inspiration qu’il a eue de rattacher la pièce nouvelle à l’ancienne.

Car d’abord nous avons le droit de nous demander où nous sommes et quand se passent les événemens représentés sur la scène. C’est il y a deux ans que le prince d’Aurec était l’un des hommes dont on s’occupait le plus dans la haute société parisienne. Ses exploits avaient trop de retentissement et le souvenir nous en est resté trop présent, pour qu’il soit possible de nous donner le change et d’embrouiller les dates. Et il était trop jeune alors pour avoir déjà un très grand fils. Ce fils a aujourd’hui passé la quarantaine. Il est donc clair que nous sommes aux environ de 1930. M. Jacques Roche est un homme du vingtième siècle. — Mais d’autre part tous les personnages qu’on a groupés autour de lui sont du dix-neuvième. Et pareillement toutes les questions avec lesquelles il se trouve aux prises. Ce député socialiste et mondain, orateur de réunions publiques et conducteur de cotillon, qui s’est préparé par la comédie de salon aux succès de la tribune, il n’est pas seulement notre contemporain, mais c’est tel de nos contemporains que nous pourrions nommer. Cet autre, le légitimiste à poigne, qui a foi dans les moyens violens, coups de trique et coups de fusil, pour ramener « le Roy », n’est-il pas permis de penser qu’au vingtième siècle l’espèce à laquelle il appartient sera une espèce disparue? Et peut-on croire qu’en ce temps-là les rapports entre ouvriers et patrons seront exactement tels que nous les avons vus dans toutes les grèves récentes? Au train dont marchent les choses et d’après la rapidité des transformations dont nous avons été déjà les témoins, on peut prévoir que la société où vivront nos fils différera beaucoup de celle que nous-mêmes nous aurons connue. Idées et préjugés, usages et langage, tout dans les Deux Noblesses, tout sauf l’attitude de Jacques Roche, est marqué à l’empreinte d’aujourd’hui. M. Lavedan, qui possède à un rare degré le sens de l’actualité, s’est fait une fois de plus le peintre de la société actuelle. Cela met dans sa pièce, et d’un bout à l’autre, une sorte de perpétuel anachronisme. Ce qu’on nous y montre, c’est un homme de demain dans un cadre d’aujourd’hui.