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à s’apercevoir des problèmes philosophiques : mais elle n’implique aucune solution exclusive de ces problèmes. Des doctrines opposées peuvent prétendre à la satisfaire. « À moi, dit Jacobi, une seule philosophie peut convenir : la foi en un Dieu créateur et distinct du monde, la croyance à une âme libre et immortelle. » Fort bien, mais votre voisin, au contraire, ne s’accommode que d’une conception matérialiste de l’univers. Qui décidera entre vous deux ?

« La raison divise les hommes, le sentiment les unit » : cette maxime était courante chez les moralistes du XVIIIe siècle. Ils en avaient fait un lieu commun qu’ils opposaient à l’éloge de la raison, autre lieu commun cher aux « philosophes ». Rousseau, ennemi de ces derniers, a trouvé là une de ses meilleures armes. Le sentiment, pour lui, est la nature même. Il est le témoignage spontané de la conscience. Il atteste Dieu, l’auteur de toutes choses, il atteste la bonté et la vertu. Il s’exprime chez tous les hommes avec la même force, il leur révèle à tous la même vérité. Comment se fait-il donc que les hommes se haïssent, se persécutent et s’excommunient sur toute la terre, et avec d’autant plus de violence qu’ils se croient plus civilisés ? Parce qu’au lieu d’écouter la voix de la nature, c’est-à-dire le sentiment, ils prétendent se guider par la seule raison. Alors toutes sortes de sophismes viennent offusquer la lumière naturelle. Chaque peuple, chaque secte s’attache à ses dogmes. Les institutions dépravent les mœurs, les cultes travestissent la religion. Les États et les Églises rendent l’homme méchant et malheureux. Tristes, mais inévitables conséquences de la faute qu’il a commise en dédaignant l’ingénuité véridique du cœur pour l’orgueil trompeur de la raison. Rousseau développa sur ce thème les variations les plus éloquentes, et ses lecteurs en furent ravis. Pourtant, à y regarder de près, on pourrait dire avec non moins de justesse : « Le sentiment divise les hommes, la raison les unit, » puisque, après tout, les seules vérités sur lesquelles les hommes aient pu se mettre d’accord jusqu’ici sont celles qui dépendent uniquement de la raison. Mais, en réalité, ni l’une ni l’autre formule ne serait rigoureuse. La raison et le sentiment servent également tantôt à rapprocher les hommes, tantôt à les diviser. Quant au sentiment en particulier, M. Renan a admirablement montré qu’il tend en effet à unir les hommes, mais en petits groupes définis. C’est bien un besoin pour l’homme de faire partie d’une vaste communauté, où la sympathie de tous le soutient, où la conformité des croyances et des actes lui renvoie comme l’écho de sa propre conscience. Mais il ne lui paraît pas moins indispensable de se faire dans cette même communauté