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bon gré mal gré, une métaphysique. Et comme aucun système ne repose sur une démonstration nécessaire qui exclut les autres, ils choisissent, plus ou moins consciemment, d’après leurs convictions intimes, la doctrine à laquelle ils s’attachent. A leurs yeux elle doit être vraie, elle ne peut pas ne pas être vraie. Ce qui lui manque en solidité logique, ils le compensent par l’énergie de leur croyance.

Là devaient donc aboutir, au moins pour un temps, aussi bien les métaphysiques aventureuses du commencement de ce siècle que l’empirisme arbitraire d’Auguste Comte. Ce résultat n’est pas sans avoir ses avantages. La fonction de la philosophie est au moins double : faire apparaître d’abord la complexité et la profondeur des problèmes qui se posent à la raison, puis essayer de les résoudre par une conception rationnelle de l’univers dans son ensemble. Une philosophie de la croyance ou du sentiment est toujours faible sur ce second point : mais elle a, en revanche, le mérite de mettre le premier dans tout son jour. Nulle n’insiste plus fortement sur les bornes de notre raison, nulle ne montre mieux le mystère qui nous enveloppe de toutes parts, et que notre science purement relative ne perce pas. Nulle ne nous fait mieux toucher du doigt les ténèbres de notre ignorance. Le langage nous les dissimule, car nous croyons facilement avoir l’intelligence des choses quand nous en avons organisé les signes. Mais c’est une illusion : presque toujours nous ne comprenons que nos signes, et l’essence du réel nous échappe. Que savons-nous vraiment de la nature du mouvement, de la vie, de la société, et de la pensée même? Tout cela nous passe infiniment, et quand nous essayons de le réduire en un système, nous substituons à la réalité, qui reste mystérieuse, un système de symboles intelligibles et commodes pour nous. Des considérations de ce genre, dont les philosophies du sentiment et de la croyance ne sont jamais avares, leur servent à rabattre les prétentions de l’orgueil rationaliste. Elles peuvent ainsi faire échec à la complaisance d’une philosophie trop sûre de soi. Elles la rappellent à la modestie qui sied à la faiblesse humaine.

Mais ces doctrines ne sont pas non plus sans conséquences fâcheuses. Si elles remplissent une fonction utile quand elles s’opposent à un intellectualisme exclusif, leur triomphe, à son tour, serait gros de dangers. Quoi de plus contraire, je ne dirai pas à la science, mais même à la méthode philosophique, que leur manière de s’établir et de se défendre ? Elles ne se fient point à la valeur de leurs argumens. Elles en appellent à la force du sentiment, de la conviction, ou de la croyance, comme nous l’avons