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ciel et terre, selon le mot de Kant, nous postulons, au nom du devoir, une métaphysique, hypothétique en soi, certaine par lui. » C’est un mouvement d’idées inverse de celui qui eut lieu lors de la Renaissance. Au sortir de la scolastique, la théorie de l’univers, se fondant de nouveau sur la seule raison, tendit à séculariser la morale. Aujourd’hui, au contraire, pour les néo-kantiens, la morale, posée d’abord comme absolue, tend à rendre religieuse la conception de l’univers. Mais de quel droit la posent-ils comme absolue? C’est qu’ils croient encore à l’origine rationnelle de l’impératif catégorique, tandis que les partisans de Schopenhauer, de Stuart Mill, de Spencer, de Guyau et de tant d’autres n’y croient plus.

Pour conclure, la morale métaphysique, la morale fondée a priori y n’est plus. La morale scientifique n’est pas encore, si elle doit être jamais : les doctrines utilitaires ou évolutionnistes n’en sont qu’une lointaine ébauche. Dans cet interrègne, dans cette crise, selon le mot de M. Scherer, la place est tenue par des morales de la croyance ou du sentiment. Principes du devoir, de l’altruisme, de la charité, de la pitié : autant d’impératifs qui se présentent à nous comme devant être observés, et auxquels nous nous sentons en effet obligés de conformer notre conduite. Pourquoi ? Par respect pour eux-mêmes : non pas dans le sens où Kant l’entendait, mais parce qu’ils résument en eux l’effort moral de l’humanité qui nous a précédés. Nous éprouvons une gêne une souffrance toutes particulières à l’idée de les violer. Nous y répugnons comme à une dégradation de nous-mêmes. Mais nous n’ignorons plus qu’en cela nous suivons autant notre cœur que notre raison.


III.

Ainsi, même à ne considérer que l’évolution des doctrines philosophiques, un grand nombre de causes ont favorisé le progrès des philosophies du sentiment et de la croyance. En premier lieu, le progrès continu de l’agnosticisme, déterminé par les théories de la connaissance ; puis la répugnance naturelle de l’esprit à s’abstenir d’une métaphysique, tout en sachant que l’absolu est inaccessible ; et enfin, le besoin persistant d’une morale obligatoire, même quand l’impossibilité de fonder logiquement une telle morale est devenue évidente. Nombreux sont encore ceux qui ne peuvent se satisfaire ni de la science positive toute sèche, qui n’a pas de réponse aux questions dernières, ni de la religion révélée, qui exige une entière soumission à ses dogmes. A ceux-là il faut,