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le coup de désespoir du philosophe? La loi morale, avoue Kant, est « suspendue entre ciel et terre », sans qu’on voie par où elle se soutient. Peut-elle rester ainsi flottante, et en l’air? Ou l’impératif catégorique suppose une métaphysique latente, et alors la morale redevient, comme dans les théories antérieures, sinon dépendante, au moins solidaire de cette métaphysique. Ou le principe de la morale ne repose réellement que sur lui-même ; mais alors, comme M. Fouillée l’a bien montré, le règne de la moralité constitue une sorte de domaine à part, si bien distinct du monde où nous vivons que l’on ne voit plus par où ils pourront se rejoindre. La morale kantienne perd le contact du réel. L’idéal moral, placé trop haut, ou plutôt trop loin, hors des conditions de la vie, éblouit la conscience, mais ne l’éclaire pas. Or Kant n’aurait jamais accepté de pareilles conséquences. Il prétend, au contraire, que sa morale est parfaitement d’accord avec la conscience commune, et qu’elle dégage simplement les principes d’après lesquels nous jugeons tous de la valeur des actions. C’est donc, quoi qu’il en dise, qu’il ne s’en tient pas à la pure forme de l’universalité de la loi. C’est donc qu’il a, au fond, quelque idée d’un bien où tend cette loi, et même d’un législateur divin qui la symbolise pour l’esprit. Et, en effet, la métaphysique latente dont nous parlions affleure un peu partout à la surface de son système moral. Elle finit par se manifester ouvertement avec les postulats de la raison pratique. La morale de Kant ne pouvait-elle se passer de l’immortalité de l’âme, et d’un Dieu de sagesse et de justice? Elle le pouvait si bien, qu’elle en aurait paru plus rigoureuse et plus fidèle à son principe. Mais pourtant, en rattachant ces postulats à sa morale, Kant a obéi à une logique plus profonde. Il nous a révélé le lien caché de cette morale avec l’idéal métaphysique et théologique de la philosophie moderne. Il en a montré l’affinité intime avec les croyances chrétiennes. Sa morale ne veut plus se fonder sur elles : elle ne croit pas pourtant pouvoir s’en séparer.

Même attitude caractéristique chez les néo-kantiens d’aujourd’hui. Ils proclament, eux aussi, le caractère impératif et absolu du devoir. Mais ils ne renoncent pas, eux non plus, aux postulats métaphysiques de Kant. « Nous avons, disent-ils en substance, une conviction morale inébranlable, et nous y tenons comme au seul absolu dont nous soyons sûrs, grâce à la révélation du devoir dans la conscience. Nous ne voulons la faire solidaire ni des dogmes d’une religion, ni des démonstrations d’une métaphysique. Le devoir se suffit. Qui veut le garantir le compromet. Mais, comme cette conviction morale ne peut pourtant rester suspendue entre