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là une « intuition qui emporte la conviction », et toute la morale de Kant se fonde sur la foi en cette intuition. La méthode sera d’analyse. Mais le principe est de sentiment. Et la force de ce sentiment est d’autant plus irrésistible que le devoir est à la fois ce qu’il y a de plus impérieux et de plus mystérieux. La raison peut le formuler, mais non pas le comprendre, et la conscience peut lui refuser l’obéissance, mais non pas le respect.

Rien n’est donc plus significatif que les efforts faits par Kant pour présenter sa morale comme purement rationnelle. C’était un moment nécessaire dans l’évolution des doctrines morales. Ses prédécesseurs avaient été surtout préoccupés de détacher la morale, une et universelle par essence, des dogmes et des croyances religieuses, variables avec les temps et les lieux. De là ces morales tirées déductivement de principes rationnels, chez Spinoza, par exemple, et chez Leibniz. De là ces développemens sur la morale naturelle, où le XVIIIe siècle s’est complu presque tout entier ; de là enfin ces considérations interminables sur la morale des Chinois, des Hindous, des sauvages même, qui vaut bien la nôtre. Kant reprit le problème en philosophe, et le débarrassa des lieux communs où toute idée morale un peu nette menaçait de se noyer. Le principe de la moralité ne pouvait plus reposer sur une révélation positive ; ce point était acquis. Mais Kant ne pouvait pas non plus fonder ce principe sur une métaphysique dogmatique, puisque l’absolu est hors de la portée de notre esprit. D’autre part, il voyait trop la faiblesse des morales fondées sur le sentiment, pour s’y arrêter, bien qu’elles fussent à la mode. Précisément parce qu’elles trouvaient faveur auprès de ses contemporains, il jugeait nécessaire d’en dénoncer le laisser aller et les dangers. Et enfin partir de l’expérience pour établir une morale lui eût paru un contresens, l’expérience ne pouvant jamais témoigner que de ce qui est, et non de ce qui doit être. Un seul parti restait possible : rapporter le principe moral à la raison, mais à la raison qui ordonne et non pas, comme on avait fait jusqu’alors, à la raison qui connaît, Kant va donc proclamer que, si l’absolu nous est et nous sera toujours inconnaissable, il suffit du moins de la présence du devoir dans la conscience morale pour donner à l’action une règle fixe, obligatoire, et aussi certaine que si elle reposait sur la science. Plus certaine même : car, dans ce dernier cas, toute critique qui ruinerait le savoir renverserait du même coup la morale. Pour être absolument inébranlable, il faut que celle-ci ait son fondement propre et indépendant dans les principes de la raison pratique.

L’effort de Kant était puissant; mais cette doctrine n’est-elle pas