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l’analyse. Là où la confiance en la portée de l’esprit humain est intacte, comme dans les systèmes antiques, comme chez Spinoza, nulle trace d’une certitude métaphysique fondée sur le sentiment ou la croyance. Dès que la relativité de la connaissance a fait brèche dans le dogmatisme naturel de la raison, le besoin d’une compensation apparaît, et avec lui l’effort pour ressaisir par une autre voie ce que la raison théorique n’atteint plus. Et quand enfin l’agnosticisme semble un aveu de l’impuissance radicale de l’esprit à concevoir l’absolu, alors l’instinct métaphysique, comprimé, mais non supprimé, trouve à se satisfaire par ailleurs. Les questions que la raison ne résout plus, la conscience morale les évoque, et le sentiment les tranche.


II.

Quand le mathématicien rencontre une équation pour laquelle il ne possède pas encore de méthode de résolution, il s’abstient. Pourquoi les philosophes qui admettent, avec la relativité de la connaissance, l’impossibilité d’atteindre l’absolu, ne suivent-ils pas cet exemple? pourquoi ne suspendent-ils pas leur jugement, fût-ce au prix d’un effort sur l’instinct? — Ils le feraient sans doute, si les problèmes métaphysiques étaient du même genre que les mathématiques. Mais il s’en faut de beaucoup. Outre leur intérêt théorique, les questions sur l’au-delà ont une portée morale qui ne laisse personne insensible. Nous ne tenons pas seulement à ce qu’elles soient résolues pour la satisfaction de notre curiosité. Nous voulons encore qu’elles soient résolues en un certain sens, pour le contentement de nos tendances. C’est là une nouvelle raison, et plus décisive que la première, qui fait de l’agnosticisme une position transitoire, jamais définitive. L’esprit ne s’y résigne, ou ne s’y complaît, qu’avec l’arrière-pensée (plus ou moins consciente) de l’utiliser au profit de ses besoins moraux. Dans le silence de la raison théorique, il se sent libre d’exercer entre les diverses doctrines une sorte de choix. Et dans ce choix ce sont ses préférences intimes et secrètes qui le guident.

Voyez, par exemple, ce qui se passe pour le problème du libre arbitre. C’est la dernière question sur laquelle les philosophes tomberont d’accord ; le déterminisme a des partisans et des adversaires également invincibles. Mais beaucoup de philosophes demeurent attachés à la solution proposée par Kant : la liberté à la fois inconnaissable et réelle. Chacun de nos actes serait déterminé nécessairement par l’ensemble (les circonstances antécédentes; mais dans son essence absolue, qu’il ignore, l’homme serait libre. Les esprits