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vérité, sans s’arrêter à l’idée que cette vérité le dépasse sans doute à tout jamais. Le sage voit les choses telles qu’elles sont, en Dieu même, sub specie æternitatis. Le spinozisme est ainsi aux antipodes de l’agnosticisme. Spinoza dit, il est vrai, que Dieu est la substance infinie ayant, en nombre infini, des attributs infinis dont nous ne connaissons que deux, l’étendue et la pensée. Il semble ainsi rejeter les autres attributs, dont nous n’avons aucune idée, dans la région de l’inconnaissable. Mais de ces attributs-là il n’est plus question dans la suite du système. Spinoza ne les a sans doute mentionnés que pour parer à une objection possible. Il ne fallait pas que la substance absolument infinie pût être dite finie par le nombre de ses attributs. Quoi qu’il en soit, Spinoza s’élève d’un pas toujours égal, sans hésitation, sans retour inquiet sur lui-même, jusqu’à l’amour intellectuel de Dieu. Sa théorie de l’erreur diffère profondément de la théorie de Descartes. Il n’admet point que la volonté libre joue un rôle dans le jugement, il ne se plaint pas que l’intelligence soit faible et bornée. Il a l’optimisme intellectuel des grands anciens, et cette audace tranquille qu’Hegel a célébrée déjà chez Parménide.

De là l’admiration fervente et constante de Gœthe pour l’auteur de l’Éthique. Le ton du spinozisme s’accorde à merveille avec l’idée que Gœthe se faisait de l’art et de la poésie des anciens. Pacifier la nature par l’intelligence, percevoir l’harmonie sous les dissonances, et l’éternelle majesté des lois sous le vêtement changeant des phénomènes, voilà ce que Gœthe goûtait surtout dans la pensée antique, voilà ce qu’il préférait cent fois à l’attitude inquiète d’une raison pleine de doutes et, aux mouvemens d’une âme agitée de scrupules, de craintes et d’espérances mystiques. Voilà ce qu’il retrouvait chez Spinoza, avec, par surcroît, une puissance logique incomparable. Même sentiment chez les autres classiques allemands de la fin du XVIIIe siècle, admirateurs passionnés, eux aussi, de l’antiquité grecque. Pour eux, comme pour Gœthe, Spinoza est le grand païen de la philosophie moderne : la pensée la plus libre qui se soit jamais exprimée, et en même temps la plus religieusement consciente de l’ordre de l’univers. Il réalise ainsi, à leurs yeux, une sorte de beauté plastique dans l’abstrait. On comprend alors que Jacobi, leur contemporain, ait choisi le spinozisme pour type de la philosophie opposée à la sienne, et pour modèle de la philosophie naturaliste opposée à la philosophie chrétienne. Elle représente, selon lui, l’effort le plus indépendant et le plus énergique de la raison confiante en elle-même, et se haussant à l’absolu par ses seules forces.

Ainsi l’histoire confirme les conclusions où nous avait conduit