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jamais de solution scientifique. N’est-ce pas au nom de la science même que M. du Bois-Reymond a prononcé l’arrêt : Ignorabimus!

Or l’agnosticisme, hormis quelques cas très rares, ne saurait être pour l’esprit une position définitive. En fait, l’histoire de la philosophie montre qu’on ne s’y tient jamais. Ainsi l’agnosticisme était une des interprétations possibles du système de Kant ; c’était même, semble-t-il, une de celles qui devaient se présenter d’abord. Nous voyons cependant qu’aucun des successeurs immédiats de Kant ne s’y est arrêté. Tous, ils ont préféré obéir aux suggestions métaphysiques qui leur venaient des Critiques. Schopenhauer a beau accepter la théorie kantienne de la connaissance, il n’en propose pas moins, lui aussi, une doctrine de l’absolu. Et, pour être exact, Kant lui-même n’avait-il pas, plus d’une fois, entr’ouvert la porte à une métaphysique nouvelle? Dans la Critique du jugement, par exemple, il explique ce que serait une connaissance des choses en soi, une « intuition intellectuelle ». Peu importe qu’il la déclare impossible pour l’homme : il suffit qu’il l’ait définie, et Schelling va s’efforcer d’y atteindre. Auguste Comte, à son tour, donne par sa seconde philosophie un démenti formel à la première. Son positivisme s’achève, ironiquement, par une religion, et il semble remonter, par-dessus la métaphysique, jusqu’à la période théologique. Enfin, M. Spencer, après avoir bien insisté sur l’essence mystérieuse de l’inconnaissable, l’a utilisé de tant de façons, lui a assigné tant de fonctions, qu’il a fini par construire, lui aussi, une métaphysique, intermédiaire entre celles d’Empédocle et de Hegel. Il appelle « force » cette substance primitivement indéterminée dont l’évolution constitue l’univers: conception que M. Renouvier a comparée, non sans raison, aux premières doctrines des philosophes de l’école d’Ionie. Elle a valu, d’autre part, à M. Spencer, de violentes attaques du côté des positivistes. M. Harrison, par exemple, y a dénoncé tous les élémens d’une métaphysique. Mais les positivistes eux-mêmes sont-ils de meilleurs agnostiques? Les uns se rallient peu à peu au matérialisme, une des métaphysiques les plus anciennes et les plus dogmatiques qui soient. La plupart des autres se croient, avec les formules positivistes en possession de toute la vérité. Mais nier les objets de la métaphysique, ce n’est pas s’abstenir de la métaphysique elle-même. Ici encore, la doctrine, insensiblement, tombe du côté où elle penche.

Ainsi sous aucune forme, l’agnosticisme philosophique ne parvient à se maintenir. C’est donc qu’il contient un vice logique, qui ne lui permet pas de se développer sans se détruire. C’est aussi