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de connaître, mieux nous en apercevons les limites, et mieux nous comprenons l’impossibilité de les franchir.

Bref, de Descartes à Kant, de Kant à Auguste Comte, de Comte à M. Spencer, la distinction entre ce que l’esprit humain peut atteindre et ce qui lui échappe nécessairement n’a cessé de gagner en étendue et en importance. Elle est, selon les diverses doctrines, bien différente d’inspiration et de tendances. Elle apparaît tantôt favorable, tantôt hostile à la religion; tantôt pessimiste, tantôt au contraire optimiste et accompagnée de la foi au progrès, tantôt enfin indifférente, et purement naturaliste. Mais partout elle aboutit à une sorte de lieu, où convergent les théories de la relativité de la connaissance. Ce lieu est ce que l’on appelle « l’agnosticisme». Certes, l’agnosticisme des néo-kantiens ne se confond pas avec celui des positivistes, ni celui des positivistes avec celui de M. Spencer, ni enfin celui de M, Spencer avec celui des libres penseurs qui y trouvent, en Amérique, les élémens d’une religion. Pourtant un trait commun se reconnaît dans ces doctrines, et permet de les réunir sous un même nom. Toutes proclament que le savoir humain a des bornes qu’il ne peut absolument franchir : toutes assurent que l’au-delà nous est à jamais inconnaissable. Aussi bien est-ce là une de ces idées diffuses dans l’atmosphère intellectuelle que les gens d’une même époque respirent, pour ainsi dire, sans y prendre garde. L’historien les retrouve partout, et même chez des hommes qui s’opposent les uns aux autres en toute autre chose. Elles suffiraient à marquer une date. C’est ainsi qu’à une certaine façon de célébrer la « nature »; et la « vertu », on reconnaît aussitôt un contemporain de Rousseau et de Diderot. Pareillement, dans notre siècle, philosophes, romanciers et poètes ont cédé souvent, sans s’en apercevoir, à la séduction de la formule agnostique. Elle a fait échec aux progrès du matérialisme, quand elle ne s’est pas conciliée au contraire avec lui, au mépris de la logique. « La raison a son domaine d’où elle ne peut sortir; notre connaissance est irrémédiablement relative; l’absolu ne peut entrer dans notre pensée » : cela est devenu, pour beaucoup de gens, une sorte d’axiome qui se passe de démonstration. Les conquêtes mêmes de la science ont fait ressortir, par contraste, le mystère où demeure enveloppé ce que la science n’atteint pas. Ainsi se révèle, comme disent les pessimistes, le « contraste tragique » de notre temps : l’impuissance foncière de la raison éclatant dans son triomphe même. Jamais l’homme n’a su davantage. Jamais il n’a mieux senti l’inanité de son savoir. La science fût elle aussi parfaite qu’il peut l’espérer, elle ne lui dirait encore rien de ce qui la surpasse aujourd’hui. Les « sept énigmes du monde » n’auront