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de la volonté, trouve celle-ci aussi ample qu’il peut la concevoir. Son entendement lui paraît au contraire imparfait, faible et borné. Si donc Descartes pose ce principe : « Tout ce que je conçois clairement et distinctement est vrai, » il ne soutient pas la réciproque : « Rien n’est vrai que ce que je conçois clairement et distinctement. » Il y a sans doute des vérités auxquelles je n’atteindrai jamais. Cela ne tient pas, il est vrai, à la structure de mon esprit, mais à sa faible portée. Sans espérer d’être jamais achevée, la science peut se promettre un progrès indéfini. Ce n’est pas encore la relativité de la connaissance : c’en est le pressentiment chez un dogmatique.

Entre Descartes et Kant, l’idée a fait du chemin. Chercher quelle est la portée de nos facultés : la Critique de la Raison pure n’a pas d’autre objet, et la distinction du connaissable et de l’inconnaissable occupe le centre même de l’œuvre. L’enquête instituée par Kant se clôt sur cette conclusion : l’objet de notre science, c’est-à-dire l’univers connaissable pour nous, est relatif à notre esprit, et dépend de sa structure. Il n’en est pas pourtant le pur produit. Il a son fondement dans une réalité absolue, dans la « chose en soi ». Mais cette « chose en soi », de par la nature même de notre faculté de connaître, nous est à jamais inaccessible. Ainsi * notre science n’est plus seulement limitée, comme chez Descartes : elle est à la fois limitée et relative. Un esprit infiniment plus puissant que le nôtre, mais de même structure, ne sortirait pas plus que nous de la sphère des phénomènes. Il en connaîtrait mieux les lois, il n’en ignorerait pas moins l’essence. La chose en soi n’est pas un objet trop ardu, trop difficile à atteindre pour notre esprit : elle n’est pas un objet du tout. C’est, dit Kant, une inconnue, un x, absolument inaccessible par définition. S’il était témoins du monde connu, c’est donc qu’il serait tombé sous les formes de notre sensibilité et de notre entendement. Il ferait partie de l’univers pensable pour nous. Il serait devenu phénomène, il ne serait plus a chose en soi ». En nous, comme hors de nous, l’absolu nous échappe.

Maintenant, que Kant lui-même ait cru à la possibilité d’une métaphysique après la Critique, le titre des Prolégomènes à toute métaphysique future le donne à penser. Kant a même essayé d’en construire une. Mais ses œuvres de vieillesse ne comptent guère. Elles n’ont eu d’action ni sur ses contemporains, ni sur ses successeurs. La direction générale du kantisme, quand on l’estime comme il convient, non d’après la seule Critique, de la Raison pure, mais d’après l’ensemble des trois Critiques, va évidemment à un compromis entre la science et la morale. Ce n’est