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elle devrait se déclarer impuissante. Il y a bien des façons d’entendre la relativité de la connaissance. Ce qu’elle implique dans tous les cas, c’est une opposition entre notre connaissance humaine, qui est relative, et une autre connaissance, que nous supposons, mais que nous ne concevons pas, et qui serait la connaissance absolue. La distinction devait donc s’établir peu à peu entre un domaine où l’esprit humain se rend parfaitement maître de son objet (domaine du relatif), et un autre domaine où la nature même des choses lui interdit d’espérer la science (domaine de l’absolu). Elle s’établit d’autant mieux que les sciences de la nature, rompant avec la tradition scolastique, venaient d’adopter définitivement la méthode expérimentale. Elles faisaient dès lors des progrès rapides et décisifs. Leurs découvertes toujours plus nombreuses, et la richesse de leurs applications témoignaient qu’elles tenaient le bon chemin. En s’enfermant dans la région du relatif, elles avaient trouvé le terrain solide qui manque à la spéculation sur l’absolu.

Il est aisé de suivre, dans ses grandes étapes, cette marche divergente de la science et de la métaphysique. Le point de départ s’en trouve déjà chez Descartes, qui fut pourtant un grand dogmatique. Personne n’eut jamais une plus intrépide confiance en sa raison. Il n’hésite pas à faire table rase de tout ce qui a été écrit et pensé avant lui. Il ne gardera aucune des opinions qu’il a jadis reçues en sa créance, avant de l’avoir ajustée au niveau de sa raison. Il n’admet pas la vérité fragmentaire et flottante : il ne l’accepte que justifiée et mise en sa place par la méthode, qui est la science même. Sa physique construit l’univers a priori, géométriquement, et il affirme l’identité de cet univers idéal avec le monde réel. Il espère de la science les résultats les plus merveilleux: il ne doute pas qu’un jour l’homme ne puisse lutter contre la mort même. Et enfin les principes de cette science découlent d’une métaphysique qui n’est pas moins certaine : Descartes n’avait-il pas démontré l’existence de Dieu et la nature spirituelle de l’âme avec plus d’évidence, s’il est possible, que les propositions de la géométrie? Néanmoins, à côté de cet enthousiasme scientifique et de cette foi superbe en la raison, nous trouvons déjà chez Descartes des réserves significatives. Il avoue qu’il a besoin de la véracité divine pour garantir la certitude de la déduction; il parle aussi, à diverses reprises, de la « faiblesse de son esprit ». Il distingue les objets qu’il peut atteindre, et d’autres qui lui échappent; il dit même expressément qu’il faut, une fois en sa vie, s’être posé cette question : « Quelle est la portée de notre esprit? » Dans sa théorie de l’erreur, Descartes, décrivant les caractères de l’entendement et