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gros canon, écrit de Launoy le 29 août[1], et nous marcherons dans deux jours. On songe à attaquer Douay ou Arras, et si le prince de Condé s’approche, on lui livrera bataille. »

Sans y croire beaucoup, le prince de Condé était tout prêt à accepter le défi, mais en choisissant le lieu et l’heure. Il continuait d’être très exactement et très complètement renseigné. La correspondance officielle, qui, déjà délicate à l’aube de son rapide développement et grosse de conséquences, tenait une place nouvelle dans les soucis et les devoirs du commandement, n’était pas la seule que Condé eût à entretenir. Le même commerce de lettres, toujours très suivi, le tenait en rapports avec les représentans du Roi dans les pays neutres, avec ses propres agens répartis çà et là, avec tous les commandans de places, dans un rayon prolongé. Au premier rang de ceux-ci, il faut encore nommer d’Estrades.

Non moins homme d’État qu’homme de guerre, supérieur par les vues, le savoir et l’expérience, le gouverneur de Maëstricht aurait voulu profiter de notre rupture récente avec la maison d’Autriche pour réparer les erreurs des années précédentes, ramener la France à sa politique traditionnelle, la rapprocher des États secondaires, de la Hollande surtout. « Dites beaucoup de bien du prince d’Orange, écrivait-il à Condé[2] ; je luy ay desjà fait savoir que vous vantiez sa valeur et que vous en escriviez au roy. La conjoncture est favorable pour le détacher des Espagnols, dont il se plainct beaucoup. » Les tendances d’opinion, les sympathies personnelles ne ralentissaient pas l’activité de d’Estrades. Nul n’était plus empressé à déjouer les desseins de Guillaume et à tenir M. le Prince au courant. Il ne se fiait pas seulement aux lettres, aux récits ; ainsi que Broglie et que d’Humières, il faisait battre le pays et poussait ses partis au loin, suivant en cela l’exemple, la pratique de M. le Prince. Comme tous ceux qui se gardent bien, Condé cherchait à garder l’ennemi, tenant toujours dehors les trois ou quatre officiers par lui formés et entendus à ce périlleux métier, hommes précieux qu’il fallait risquer et qui ne revenaient pas toujours, car ils étaient de la race de ceux qui se font tuer[3]. La mort lui enleva le meilleur de tous.

  1. A d’Estrades. A. C. (copie).
  2. 19 août. A. C.
  3. Au mois d’octobre 1842, le général Bugeaud était en opérations dans l’âpre montagne qui entoure le gros rocher d’Ouarensenis, surnommé par nos soldats la Cathédrale. On lui annonce que le commandant de son arrière-garde, Damesme, chef du 2e bataillon d’Afrique, officier de premier ordre, venait d’être frappé mortellement. Très ému, le général, se retournant vers celui qui écrit ces lignes : « Voyez, lui dit-il, ce sont toujours les mêmes qui se font tuer ! » — Damesme en réchappa pour tomber dans les rues de Paris en juin 1848.