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car il faut bien que l’œuvre vive et subvienne à ses frais, elle fait libéralement profiter des renseignemens contenus dans ses dossiers tous ceux qui s’adressent à elle, ou elle en constitue un nouveau dont la lettre de demande qui lui est communiquée devient la pièce première. Il y a tel de ces dossiers qui contient plus de cent lettres émanant toutes du même solliciteur, sans être toutes cependant signées du même nom. Dans les Misérables, Victor Hugo a mis en scène un certain Thénardier qui adresse le même jour à trois généreux bienfaiteurs trois lettres dans lesquelles il prend trois qualités différentes. Ce Thénardier n’était qu’un assez pauvre inventeur en comparaison de tel solliciteur dont j’ai tenu entre les mains la nombreuse correspondance et qui tantôt ancien comptable, tantôt ancien officier, tantôt homme de lettres, change de nom en même temps que de qualité et se livre à de véritables efforts d’imagination pour trouver toujours des histoires attendrissantes qui conviennent en même temps à la qualité choisie. Tous les quémandeurs ne font cependant pas montre de cette fertilité d’invention. Beaucoup savent qu’elle n’est pas nécessaire et ils ont raison, car ils trouvent à vivre fort convenablement pendant des années du produit de leur correspondance qui leur tient lieu de métier. La mendicité épistolaire en prose ou même en vers est une branche de la littérature contemporaine qui n’est pas la moins lucrative.

Cela est possible, dira-t-on, mais tous ceux qui sollicitent ainsi par lettre la charité ne sont pas cependant dans la catégorie des intrigans. Assurément. Quelle est la proportion? On comprendra qu’il ne puisse être donné ici des chiffres positifs. D’après les données de l’expérience, la proportion des demandes vraiment intéressantes ne dépasserait pas vingt sur cent. C’est déjà quelque chose. Que faire pour celles-là? Il y aurait une grande témérité à prétendre le dire, tant les causes de la misère sont complexes et tant ses effets sont multiples. Ceux qui ont quelque expérience de ces questions ne peuvent s’empêcher d’éprouver un peu d’impatience lorsque dans des publications doctorales ils lisent des aphorismes dans le genre de celui-ci : Un indigent placé dans un milieu bienfaisant perd une partie de son énergie égale à l’appui qui lui est donné ; ou bien encore : L’aumône est un mot qu’il faudrait pouvoir rayer du vocabulaire des sociétés modernes. Les trois quarts du temps en effet il n’y a