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à jouer aux cartes, à lire des romans et à tâcher de ne point penser.

Son père était le plus changé de tous. Il avait renoncé à la lutte, et « écoutait avec une patience contre nature les discours radicaux de sa fille la communarde sur la destruction de la société, ou les aperçus matérialistes de son autre fille la mathématicienne. »

Il sentait bien qu’aux yeux de cette jeunesse avancée, le vieux général Kroukovsky, avec ses préjugés surannés et ses traditions autoritaires, était un débris d’un autre âge, un fantoche qui n’avait le droit de survivre qu’à la condition de ne pas être gênant. Il évitait donc de gêner, et, s’il n’a pas trouvé, en comparant la famille russe d’autrefois aux ménages de ses filles, que les nouveaux échantillons fussent encourageans, personne n’en a eu la confidence : « Il avait compris que personne n’a le droit de s’arroger sur les pensées et les sentimens des autres, ceux-ci fussent-ils vos enfans, l’autorité dont il avait tant abusé au temps passé. » La mort secourable lui évita d’épuiser sa patience. Elle vint subitement détourner son attention vers des problèmes moins transitoires que la constitution d’une société humaine ou les diverses formes du mariage.

Sa disparition mit fin à la réunion de famille de Palibino. On se dispersa, et l’angoisse de l’isolement se raviva douloureusement chez Mme Kovalevsky. Elle entreprit de refaire sa vie, et n’aboutit qu’à faire tourner la comédie en drame.

V

Elle proposa à M. Kovalevsky d’en finir avec la fiction. Il y consentit ; sa complaisance était inépuisable. L’essai fut loyal des deux parts, ainsi qu’il convenait entre honnêtes gens, et malheureux des deux parts. Il était trop tard. La naissance d’un enfant ne put effacer le passé. On ne s’exerce pas impunément pendant des années aux situations fausses et aux sentimens faux ; quelque chose en demeure, qui s’attache aux actions les plus droites et les vicie lamentablement. D’après les détails dans lesquels entre Mme Edgren-Leffler, les nouveaux époux ne parvinrent pas à se défaire de l’impression que les fils qui les attachaient l’un à l’autre étaient artificiels. Ils ne se prirent pas assez au sérieux. Après des catastrophes, des scènes, des reproches, le train d’Allemagne emmena une jeune femme dont les sanglots faisaient pitié. Seule et désespérée, Mme Kovalevsky fuyait la faillite de ses espérances, tandis que Vladimir, qui n’était pas né pour les drames, devenait fou de toutes ces aventures et marchait à une fin tragique.