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tience, s’enfuit à léna. Il ne cessa pourtant point de s’occuper de l’étrange créature à laquelle l’unissait un lien si singulier, et qui ne lui était, malgré tout, rien moins qu’indifférente. Il venait la voir, et son arrivée ramenait le sourire sur le visage mélancolique et morne de la pauvre Sonia. Joie éphémère à laquelle succédaient promptement les malentendus et les querelles. Vladimir repartait, et elle retombait dans une tristesse invincible. — « Rien ne lui faisait plus plaisir. Tout la laissait indifférente. » Le souvenir de la petite « pas-aimée » lui était revenu avec force, pour ne plus la quitter jusqu’à sa mort, et sa plainte éternelle, connue seulement de deux ou trois confidentes, était celle-ci : — « Personne ne m’a jamais véritablement aimée. » On lui objectait le dévouement dont son mari lui avait donné tant de preuves, mais elle répondait invariablement : — « Il ne m’aimait que lorsque j’étais à ses côtés. Il a toujours très bien su se passer de moi. »

Elle souffrait aussi de se sentir en dehors de la règle sociale, dans une situation où rien n’était franc, où l’absence et la présence de M. Kovalevsky étonnaient également le public ; l’un de ses professeurs a raconté qu’ayant rencontré chez elle son mari, « elle le lui avait présenté comme un parent. » Elle souffrait d’être sans guide et sans appui, condamnée par le plus ironique des hasards à inaugurer le règne de la femme indépendante et virile, alors qu’elle était risible de timidité et d’incapacité pratique. De quelque côté qu’elle l’envisageât, l’expérience était bien manquée. Pourquoi, dira-t-on, ne pas y renoncer ? Pour deux raisons. Elle avait emporté de Russie, du milieu troublé où s’était développée son adolescence, un goût malsain pour ce qui n’était pas dans l’ordre naturel des choses ; il lui plaisait d’avoir à inventer des sentimens nouveaux pour répondre à des relations nouvelles. D’autre part, elle avait une personnalité trop puissante, trop envahissante, pour s’arranger d’un époux véritable et des échanges de bons procédés que suppose la vie conjugale. — « Elle voulait toujours recevoir, jamais donner, » disent ses amies. L’isolement fut la conséquence forcée de sa supériorité.

Elle s’était transportée et fixée à Berlin à l’automne de 1870. Elle demanda à la science d’endormir son ennui, et le don qui était en elle se manifesta dans sa splendeur, forçant les sympathies des professeurs allemands, qui n’ont jamais eu grande tendresse pour les femmes à aspirations intellectuelles. Ils se défiaient, jusqu’au moment où elle démontrait devant eux un problème de hautes mathématiques. Alors elle commençait à les intéresser. D’abord tremblante et honteuse, elle s’animait, et elle avait des solutions dont aucun autre élève n’égalait l’élégance et la sûreté. Son visage enfantin rougissait de plaisir, ses yeux brillaient :