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quences que d’avoir passé une heure fort ennuyeuse, Vladimir et elle, à attendre, chacun sur une chaise, l’arrivée du général Kroukovsky.

IV

Le jeune couple s’était établi à Heidelberg et suivait les cours de l’université. Monsieur étudiait la géologie, Madame les mathématiques, et tous les deux réussissaient dans leurs travaux, quoique inégalement. Il ne fut bientôt bruit parmi les professeurs que des facultés éclatantes de cette petite étrangère modeste et silencieuse. Vladimir Kovalevsky était plutôt un laborieux, et il était souvent dérangé. C’était lui qui s’occupait du ménage, qui faisait les courses et les commissions, achetait les robes de sa femme et en discutait la façon avec la couturière. Il faut bien que ces choses-là se fassent et que quelqu’un s’en charge. Quand ce n’est pas l’un, c’est l’autre ; voilà tout. Vladimir l’avait compris ainsi, et s’était laissé réduire en esclavage de la meilleure grâce du monde. Sa camarade le payait en amitié. Une autre étudiante russe, également convertie à la femme intellectuelle et aux mariages fictifs, vivait en tiers avec eux et les admirait infiniment. Elle leur a décerné pour ces premiers mois un certificat de bonne conduite, imprimé tout au long dans la biographie de Mme  Kovalevsky, qui est l’un des documens les plus étonnans qu’on puisse lire. Quand les jeunes filles russes sont dans le faux, elles n’y sont pas à demi : « — Son jeune mari l’aimait alors d’une affection absolument idéale, sans le moindre alliage de sensualité. Elle semblait avoir pour lui une tendresse de la même nature. L’un et l’autre avaient l’air encore étrangers à cette passion basse, maladive, qu’on nomme ordinairement du nom d’amour. »

À la grande surprise de l’amie, Mme  Kovalevsky soupirait plus tard en songeant au passé : « — Sonia me semblait alors si heureuse, et, de plus, d’un bonheur reposant sur des assises si neuves ! Néanmoins, lorsqu’il lui arrivait dans la suite de parler de sa jeunesse, elle ne s’en souvenait qu’avec une profonde amertume, comme si la jeunesse, pour elle, avait brillé inutilement !… Quand je pense à tout cela, il me semble que Sophie n’avait pas sujet de se plaindre : sa jeunesse avait été remplie des sentimens et des aspirations les plus nobles et, à côté d’elle, la main dans la main, vivait un homme qui l’aimait tendrement, d’une passion discrète. C’est la seule année où j’aie souvenir d’avoir vu Sophie heureuse. Dès l’année suivante, ce fut tout autre chose. » Ils jouaient au petit mari et à la petite femme, en vrais enfans qu’ils étaient. L’arrivée d’Anna et d’Inna, qui avaient obtenu de les rejoindre, inter-