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fait un affront à Alexis Philippovitch ? C’est abominable, c’est indigne, d’insulter ainsi un homme comme il faut ! » M. Kroukovsky, suffoqué, resta sans voix et sans mouvement, regardant sa fille avec de grands yeux. Il était impossible de s’abuser plus longtemps ; la révolution était entrée dans sa maison.

Elle y fit des ravages foudroyans. Aniouta passa les semaines suivantes dans les bois. On disait dans le pays que le popovitch l’y attendait et que c’était « très drôle à voir ». La fille du barine marchait sans rien dire, la tête basse et les yeux en terre. Alexis Philippovitch l’accompagnait en pérorant et en gesticulant. De temps à autre, il tirait de sa poche un volume chiffonné et lui en lisait des passages. « Il avait l’air de lui donner une leçon, » racontait quelqu’un qui les avait rencontrés. Et il lui en donnait en effet. Le fils du Père Philippe enseignait le nihilisme à Mme Kroukovsky, et l’on verra plus loin qu’il avait une bonne élève.

C’est ainsi qu’à Palibino, les enfans se brouillèrent avec les parens. Aniouta rentrait de ses conciliabules les poches bourrées de livres incendiaires et la révolte au cœur. Elle était agressive. Elle affichait son radicalisme et tenait tête à son père avec des paroles irritées. Ils en furent bientôt à ne plus se parler. Un dernier coup attendait le général Kroukovsky.

Aniouta avait alors dix-huit ans. Son père surprit une lettre qui lui était destinée, et faillit mourir sur la place, étouffé par la honte et le désespoir. Il apprenait à la fois que sa fille entretenait une correspondance secrète avec un ancien forçat, Fédor Dostoïevsky, l’auteur de Crime et Châtiment, qu’elle écrivait des nouvelles pour le journal de Dostoïevsky, et qu’on lui payait ses manuscrits. C’était complet ; le déshonneur de la famille était un fait accompli. La découverte avait eu lieu une après-midi. Le général, frappé au cœur, s’enferma dans son cabinet. Il y avait grand bal, ce jour-là, à Palibino, mais le maître de la maison n’y parut point. Sa femme et sa fille s’échappaient de temps à autre du salon pour aller écouter à sa porte. On n’entendait aucun son, et ainsi finit la journée, ainsi passèrent la soirée et la nuit. Quand la dernière voiture se fut éloignée, M. Kroukovsky manda sa fille aînée, éclata en reproches véhémens et lui prédit une fin ignominieuse, après quoi il semble avoir été brisé, sans force pour lutter davantage. À partir de cette catastrophe, on le voit toujours plier et céder. Il avait été aveugle, mais il était bien à plaindre. Autour de lui, sous son propre toit, croulaient toutes les idées, tous les sentimens, tous les préjugés qu’il était accoutumé à aimer et à respecter, dont il avait toujours vécu, et c’était son sang, sa belle Aniouta dont il était si fier, qui détruisait cet héritage sacré, sous l’empire d’une